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Ahmed KALOUAZ


Les solitudes se ressemblent


Au fil des souvenirs de sa narratrice, née en 1965 à Saint-Maurice dans le Gard, Ahmed Kalouaz évoque la situation des harkis parqués dans des camps après la fin de la Guerre d'Algérie. Dans une alternance de tendresse et de violence, nous accompagnons le vagabondage de Fatima parmi ses rêves et ses pensées. Un texte très doux, très fort, très émouvant.

Fatima s'est accordé quelques jours pour réfléchir, faire le point. Ce n'est pas une retraite dans une abbaye ou un séjour dans un club de vacances mais une chambre toute simple dans un de ces hôtels qu'elle connaît bien pour y avoir fait le ménage pendant des années.
J'ai pris dix jours de liberté pour me raconter ma propre histoire, entendre les silences et les vacarmes intimement liés, fracas des armes et des âmes, linges pendus aux barbelés pour que le vent les sèche.

Elle revoit des bribes d'enfance. Lorsque je suis née, mes parents et tant d'autres vivotaient depuis trois ans dans ce camp ouvert à la hâte. Pour le trouver, il faut aller au bout d'une route étroite reliant deux villages, croiser de nombreux chemins menant dans les vignes. Un seul, en haut d'une petite côte, s'enfonce dans une forêt de chênes verts ceinturée de barbelés. Des panneaux indiquent qu'il s'agit d'un terrain militaire. Camp de prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale, des miradors en dominent encore les abords.
Elle évoque le quotidien, l'école et l'instituteur qui l'appelait Hélène, le prénom français qui lui avait été attribué arbitrairement par le directeur du camp comme à chaque naissance ; la soumission et l'isolement de la mère qui n'a jamais appris le français ; les colères du père qui pouvait se montrer violent et qui ont motivé certaines de ses fugues d'adolescente comme ce jour où il a commencé à défaire sa ceinture parce qu'il l'avait surprise avec un tube de rouge à lèvres. J'ai compris qu'il me fallait fuir, courir pour ne pas me retrouver défigurée ou le dos lardé par les coups.
Enfance dans la peur et dans la honte, comme toutes les familles de ces hommes qui, par choix ou par défaut, avaient aidé l'armée française et qui se retrouvaient maintenant traités par tous comme des pestiférés, humiliés par la France et considérés comme des traitres par l'Algérie devenue indépendante.
Elle repense à la rébellion de ces jeunes qui, en 75, ont pris en otage le directeur du camp dans son bureau à la mairie, armés de fusils et d'explosifs récupérés sur un chantier, menaçant de tout faire sauter. Comme par miracle, le lendemain de la prise d'otage, les autorités décrétaient que le camp serait fermé immédiatement et que les habitants pourraient aller s'installer où bon leur semblerait.

Mais elle parcourt aussi ses cinquante ans de vie de femme, le bonheur partagé quelques temps avec un syndicaliste. Dans le camp j'ai vécu l'agonie de mes parents, mais aussi appris la colère, les poings que l'on serre. Avec l'homme que j'ai accompagné un bout de vie, j'ai entrevu des parcelles de paradis, côtoyé les batailles de son syndicat, le droit de marcher fièrement. Les convictions et le refus des compromis. Mon fils s'est nourri de cela, c'est peut-être ce qui l'a poussé à s'en aller très vite, à voler par-delà les océans.

Elle ne vit pas totalement seule. Il y cet amant qu'elle retrouve de temps à autre dans une chambre d'hôtel anonyme, décor habituel des couples clandestins. Finalement, j'attends là, dans cet espace identique à ceux où j'ai passé des années à faire le ménage, espérant le milieu de l'après-midi lorsque, le service terminé, je pouvais me glisser dans la rue, retrouver la foule des anonymes, et te rejoindre à une terrasse de bar, dans un square. C'était notre lot, comme dans la chanson des amoureux qui s'aiment sur les bancs publics. J'en avais accepté le principe, puisque la nuit tu dormais dans d'autres bras, et dans le regard des passants, sur le moment, j'entrevoyais de la complicité parfois, de l'envie peut-être, pour cet amour qu'ils devinaient furtif et clandestin. Avec toi, je savais qu'il était inutile d'espérer fouler au pied une plage, un chemin de montagne, et nous n'étions pas fétichistes à ce point pour réserver la même chambre, ce qui aurait pu nous donner l'illusion d'être dans un lieu éphémère, mais à nous.

Pas de règlement de comptes dans ce roman, pas de haine ou de larmes, juste des souvenirs, des jours de colère et des jours de bonheur, le récit d'une histoire, d'une vie bien remplie, d'un parcours encore loin de son terme. Pour avancer encore et ne plus me faire happer par ce passé, il faudra que je pousse un peu plus loin, pourquoi pas, reprendre des études…

Un très beau livre autour d'un personnage attachant, une nouvelle preuve du talent de cet auteur patient et obstiné, poète, dramaturge et romancier, qui poursuit une œuvre cohérente, riche de plusieurs dizaine de titres, dont l'amour et la mémoire sont les fils conducteurs. Un grand bonheur de lecture, qui confirme cette permanence, de siècle en siècle, d'une littérature vivante, toujours aussi riche dans sa diversité. Des mots qui font rêver et réfléchir, qui aident à comprendre, qui aident à vivre…

Serge Cabrol 
(24/07/14)    



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Le Rouergue

(Mai 2014)
96 pages, 13 €






Ahmed Kalouaz
vit dans le Gard.
Il écrit des nouvelles,
de la poésie, des romans,
du théâtre...






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