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Ahmed KALOUAZ

Avec tes mains



Après avoir combattu comme tirailleur pour la France, Abd el-Kader, le père d'Ahmed Kalouaz, quitta l'Algérie à 35 ans en 1952 pour venir travailler comme manœuvre sur les chantiers. Il réussit ensuite à faire venir à Grenoble, cette femme qu'il n'a pas choisie et à laquelle il ne manifestera jamais la moindre tendresse et ses enfants. D'autres naissances suivront régulièrement chaque année sans qu'il s'y attache ou semble s'y intéresser vraiment.

« Le portrait de groupe est accroché au même mur depuis plus de trente ans, dans cette chambre d'où montèrent tant de cris de colère. Des querelles d'adultes à propos de tout et de rien, de choses dont nous étions tenus à l'écart. De la sorte s'effilochait votre union de circonstance, cette conception de l'amour arrangé qui après tout, comme les autres, s'éloigne et s'éteint. Mais quelque chose qui meurt sans avoir été. »

Orphelin analphabète entraîné à la survie dès son plus jeune âge, cet homme dur au mal, qui partait dès l'aube pour contribuer à la construction des barrages, des autoroutes et autres infrastructures nobles dans des conditions difficiles, était autoritaire, taciturne et exigeant. Un destin pavé de misère, jalonné par la colonisation, la guerre, l’exil et les humiliations en tout genre pour un immigré comme tant d'autres, expatrié d'une autre culture et d'une autre époque, enfermé dans un exil intérieur.

Kalouaz se livre ici à un devoir de mémoire. L'auteur fouille l'histoire familiale, tente de reconstituer la jeunesse et le passé de ce père mort depuis peu qui n 'en parlait jamais, pour inscrire l'homme dans son contexte proche mais aussi culturel, historique et générationnel. Il évoque la vie difficile de celui qui, malgré ses efforts obstinés et son courage, fut rejeté et déçu par la France jusqu'à se laisser envahir par le ressentiment et la colère, qui resté en France jusqu'à la fin de sa vie n'a cessé de rêver un retour au pays mythique avant de finir ses jours sous l'influence des imams à l'affût.

Mais derrière la rigueur quasi documentaire de ce récit qui a pour axe central la vie d'un homme qui incarne toute une page d'histoire, se glisse peu à peu une tentative personnelle et ultime de pardon pour le manque de tendresse et les rendez-vous manqués, pour les incompréhensions et les conflits larvés ou patents. Dans son récit d'enfance, du bidonville au HLM – avec une trajectoire proche de celle d'Azouz Begag mais un positionnement tout différent – Ahmed, loin de tout misérabilisme ou folklore, s'arrête peu sur les conditions de vie et les expériences vécues. Cet épisode à peine effleuré n'est là que par souci de restituer dans son intégralité, sans l'enjoliver ou le noircir, l'itinéraire de cet être frustre et rude auquel il doit, au delà de ses rancœurs et de ses rages, son éducation et sa liberté. Nous en saurons également peu sur le caractère et les sentiments de ce personnage paternel. Kalouaz ne cherche ici ni à se dire lui-même ni à réinventer ce qui ne lui a pas été révélé, c'est dans un parcours de vie et dans le destin collectif de toute cette génération sacrifiée qu'il cherche les clefs pour comprendre (justifier ?) ce père indiffèrent et trop souvent ennemi. Et quand le récit le conduit à aborder plus personnellement ses relations conflictuelles avec son père, il le fait sans s'appesantir, gommant presque ses rancœurs et ses frustrations comme pour créer au-delà de la mort, par cette narration, ce lien qui n'a jamais réussi à se tisser. Puis presque aussitôt, l'auteur glisse des rapports individuels au général, élargissant son propos au fossé qui se creuse entre ceux qui sont venus de là-bas et la deuxième génération née ici, si bien intégrée qu'elle ne peut se positionner qu'en rupture avec la culture parentale. Il dit sans fard ce hiatus profond qui s'est produit entre cette génération d'exilés économiques, ces "chibanis" comme on les appelle aujourd'hui, et leurs enfants enracinés dans cette terre d'accueil, construits sur les bases laïques de l'école, nourris d'une culture différente, dont les rêves d'avenir sont d'une autre nature.

« Un changement s'opère ainsi sous tes yeux, à ton insu, et même si tu ne comprends pas, ceci est ta réussite. Nous ne mendierons plus. Tes enfants aux airs ingrats, en allant vers leur vie d'hommes, tracent un nouvel avenir à ceux qu'ils auront un jour. Par le fruit de tes mains nous avons mangé, cheminé vers l'instruction. Malgré nos penchants pour l'école buissonnière, nous avons mis les mots de notre côté, poussé du pied la porte pour que s'entrouvre l'horizon. »

Ceux qui n'ont pas su transmettre l'amour de la mère-patrie, les traditions ancestrales et les valeurs de l'islam se sentent trahis par l'émancipation de leur progéniture. Celle-ci, entre incompréhension, colère ou condescendance, aura parfois du mal à échapper à un sentiment de culpabilité.

Sous couvert de l'histoire personnelle, ce sont des lambeaux de vie de tous ces soldats et ouvriers de l'ombre que l'auteur sort du silence auquel ils ont été condamnés.
Mais au-delà de l'acte de mémoire et du témoignage, l'écrivain inscrit également son récit dans cette réalité du début du vingt-et-unième siècle.
« Vous voilà revenus un demi-siècle en arrière, incapables de comprendre l'histoire des hommes. Les assassins de l'ombre t'enlèvent tes dernières illusions, cette illusion du retour si longtemps entretenue. Te voilà condamné à attendre derrière ta fenêtre (...) et à subir la lente dérive des mois. »
« Vous avez, dans votre épreuve, cette chance d'avoir été convoqué dans ce pays d'une manière réglementaire, à une époque où chaque bras était nécessaire pour reconstruire la France. Aujourd'hui sur les côtes d'Algérie, les harragas brûlent leurs papiers d'identité avant de tenter de traverser la mer sur des radeaux. (...) Ils sont vos lointains descendants, plus d'un demi-siècle après vous, croyant trouver ailleurs ce que leur terre n'a toujours pas pu leur offrir. Après ton temps d'armée, tu avais cette unique idée de sauver ta peau, puis de sauver la nôtre. Les exilés d'aujourd'hui lacèrent et embrasent leur existence sans la certitude de pouvoir s'en offrir une autre. »

Fidèle à ses convictions, il n'hésite pas, quand les circonstances du récit s'y prêtent, à dénoncer et à s'inquiéter de la monté de l'intégrisme religieux qui s'infiltre partout, du racisme ordinaire qui rampe, de la marginalisation et du désespoir des jeunes des cités.
« Ces fils devenus gavroche des villes, vont à leur façon, d'un tatouage à une bagarre à coups de chaîne, goûter au bonheur des cités. (...) Trouvant à la rue plus d'attrait qu'un repas en famille, ils apprendront les codes d'une nouvelle jungle, les petites combines et leurs dangers. Par rapport aux aînés que nous étions, ils seront d'une autre espèce, charriant dans leurs flancs, pour longtemps, des fêlures vives. »
«  Avec la religion brandie comme unique étendard, ces pasteurs anachroniques envahissent les cités essayant de rassembler derrière leurs formules simplistes de plus en plus de fidèles. Dans les quartiers ou les prisons ils tentent d'imposer la religion comme seul barrage à toute dérive. Quand insouciants, sur les pelouses de la cité nous dansions sur le son des guitares électriques, personne n'imaginait qu'un jour nous en arriverions là. A coups de sentences, ces prédicateurs balayent nos certitudes, piétinent nos acquis. Pour eux nulle liberté de penser, nous n'avons pas lu le même livre. »

La construction chronologique du roman – neuf chapitres qui balayent toute une vie de 1932 à aujourd'hui par portions de dix ans – croise donc subtilement le destin emblématique du père, les souvenirs de l'auteur et ses réflexions sur la réalité actuelle de cette deuxième ou troisième génération le plus souvent parquée en banlieue. Comme à chaque nouveau livre d'Ahmed Kalouaz, le lecteur est séduit par la transparence et le respect de ce regard que l'auteur porte sur la vie et les autres, par ce fascinant mouvement de balancier entre l'intérieur et l'extérieur, l'intime et le monde. L'auteur met sa langue à la fois directe et poétique, simple mais teintée d'une force intérieure toute singulière, au service d' un portrait sublime et sans concession porteur de sens et d'émotions.

Il fallait probablement à Ahmed Kalouaz, le temps de s'affirmer non comme fils d'émigré mais comme écrivain à part entière avec une vingtaine de livres où son histoire ne se devine qu'en pointillés discrets, pour qu'il envisage de replonger ainsi dans son histoire familiale pour nous la livrer nue. Il devait être également nécessaire que le protagoniste central ne soit plus là pour que la distance permette une évocation en toute liberté. Ce temps là, cette expérience accumulée, a permis la naissance d'un livre intense et rare.
Cette offrande d'une digne sépulture de mots, dans cette langue que l'auteur a faite sienne, à celui qui s'est fait enterrer au bled loin de sa famille est, par la pudeur et la sensibilité qui l'empreignent, forte et émouvante. Cette longue page d'histoire sociale redonne à travers l'hommage d'un fils à son père, la dignité qui fut trop longtemps refusée à ces Chibanis oubliés ou méprisés, éternels étrangers, ici, là-bas, aux leurs et à eux-mêmes.
Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(02/04/09)    



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Editions du Rouergue

Collection La Brune
110 pages, 12 €








Ahmed Kalouaz,
né en 1952 en Algérie,
vit dans le Gard. Il a publié une vingtaine de livres : nouvelles, romans, théâtre...




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