Un renard à mains nues
On croise, aujourd'hui, des gens bien étranges :
Un vagabond qui s'invente une histoire de famille et une mère russe (Le
Mensonge des raboteurs de parquet), un auto-stoppeur qui surgit dans les
angles morts du rétroviseur comme un fantôme (Nos angles morts),
une petite fille de neuf ans qui tue un renard à mains nues (Juste un
papa), des adolescents qui jouent à se faire peur sur des voies d'autoroutes
(Trois pompes et ne plus vouloir mourir).
Une handicapée "réparée" qui demande à
son guérisseur de lui restituer cette claudication qui l'a accompagnée
depuis l'enfance. "Sa souffrance, son boitillement, son corps de travers,
ils étaient toute sa vie. Ils étaient les souvenirs de son père,
mort dans l'accident, ils étaient son habitude, son monde, son enfance,
je lui avais retiré tout ça. Mais je ne savais pas remettre de
travers. Je n'avais rien compris, rien entendu, rien écouté. Je
croyais soulager les gens, alors que je ne faisais que sculpter des silhouettes
[...] je rendais des gens à la mesure commune." (Le chien à
contretemps)
Chacun a son obsession :
Une femme qui cherche consciencieusement sur les pages des livres empruntés
les traces de ceux qui l'ont précédée (Les paillettes)
; un gamin dont l'enfance a été marquée par un château
effacé pierre par pierre malgré la vigilance du gardien, comme
un souvenir encombrant (Toutes les voix du pupitre) ; la vieille accompagnée
de sa fille demeurée qui, suite à la blague de deux garnements,
guettent jour après jour sur un pont, l'arrivée du prince charmant
(Par-dessus le pont-canal).
Un biffeur puis trieur de poubelles, homme "qui a toujours bégayé
et pas seulement avec les mots", fouille dans les détritus de
son ex-femme pour en retrouver la trace ; "Pour un rien, un petit élastique
à cheveux comme les siens, un rien revenu de ma mémoire, je tombe
à nouveau. Elle s'est débrouillée pour être inoubliable,
jusque dans les poubelles." (Tomber d'elle).
Un débile revient depuis quarante ans au bord d'une route à l'endroit
où sa femme et sa fille se sont tuées. "Un personnage
de travers, cassé comme une virgule accrochée à la glissière
de sécurité, cette glissière qui n'était pas posée
le jour de l'accident. [...] Il s'en remettait à la glissière,
son histoire s'écrivait à partir d'elle. Elle avait été
montée, installée après la chute de cette voiture qui n'est
jamais arrivée jusqu'à lui, et qu'il continuait à attendre.
(Le débile et le génie)
Chaque vie a ses secrets :
Une femme qui découvre à la mort de sa mère que le domestique
arriéré depuis toujours dans la famille n'est pas celui qu'elle
croit (La folie domestique), Un vieil ouvrier agricole noir qui se berce
de contes pour oublier l'enfant fauchée par la herse du tracteur (Le
guide automatique), une famille unie qui s'angoisse sur une chaudière
au fioul (La nouvelle chaudière), une femme vigile dans un hypermarché
qui s'apprête à mettre la main au collet d'un gamin affamé
et maltraité (Vigile).
Une cendrillon libérée par une annonce à la radio prend
son envol. "Je le détestais si fort, le père, que je crois
parfois le détester encore, même mort. [...] Le père ne
parlait jamais, mais moi j'entendais tout ce qu'il ne disait pas, tout ce qu'il
ne criait pas. [...] Il pensait très fort ces mots qui me mettaient par
terre. [...] La mère, elle, elle parlait pour de vrai, souvent, et aussi
elle criait, mais à moi ça ne me faisait rien, parce que ça
ne me rentrait pas à l'intérieur aussi précisément
que le silence collant du père, plein de ces non-dits plus lourds que
des mots. [...] Encore aujourd'hui, trente-sept ans plus tard, je sens les écureuils
s'arc-boutant sous mes côtes. J'avais de la peine à respirer et
pourtant en quelques secondes j'étais libre." (Majeure en été)
"Les personnages de ces nouvelles ne se trouvent pas au milieu du récit,
ils marchent dans les marges, se tiennent au bord de leurs vies, de leur maison,
de leur pays, au bord des routes, à côté de leurs familles,
de leur mémoire, à la lisière de l'ordinaire et de la raison,
comme il leur arrive de faire du stop : au cas où on s'arrêterait
pour les prendre. Je les ai pris dans mon livre." explique l'auteur
en quatrième de couverture.
Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, des jeunes filles, ni monstres
ni saints, des êtres cassés ou mal-grandis, démunis ou en
rupture de société, victimes de la vie ou d'eux-mêmes, qui
se racontent avec sincérité, dévoilent leur inquiétude
face à ce monde qui leur échappe, leur incapacité à
s'adapter, et nous émeuvent par leur fragilité, leur obstination
ou leurs souffrances. Ces êtres perdus, au bord du gouffre, on les croise
sur les routes de montagnes, dans les villages, aux abords ou dans la ville,
au milieu d'une zone commerciale ou sur le site d'une friche industrielle. Et
si les décors varient de la beauté à la désolation,
tous se nimbent d'un certain mystère et renvoient la solitude en écho.
Les morts et les naissances s'entremêlent dans un désordre de douleurs
et de joies. Les femmes accouchent et les enfants vivent, et meurent parfois,
les couples se forment et se déchirent, des gamins se retrouvent contraints
de troquer leur innocence pour survivre, mais la force vitale s'impose avec
obstination et le bonheur, d'une minceur de papier de soie peut-être mais
fulgurant, peut toujours surgir au moment où on l'attend le moins.
Ces nouvelles ne sont pas vraiment des histoires, mais des instantanés
d'individus relégués dans les marges, des bribes d'existence saisies
sur le vif comme les fragments d'une errance, des confidences, des souvenirs,
des éclairs de désirs, de douleurs, de folies, rassemblés
en bouquet dans des paysages incarnés. Et si chaque personnage a sa propre
voix, les récits se croisent, se mêlent, débordent, se répondent
à l'envi jusqu'à dessiner les contours d'un seul et même
univers, dont la cohérence tient à ces liens et à cette
étrangeté commune. Parfois même, c'est un personnage échappé
d'un des précédents romans de l'auteur qui vient faire sa guest-star
de façon impromptue, comme le simplet éternellement posté
sur la départementale de montagne des Adolescents troglodytes
de 2007 retrouvé dans Le débile et le génie.
Emmanuelle Pagano est à l'écoute du monde, de ses bruits, de
la lumière, des individus qui le peuplent. Elle s'attache aux détails,
pointe les dérapages, prend du recul pour transformer par son écriture
la réalité jusqu'à lui donner des airs de fantastique.
Sa langue est belle et la formule évocatrice lui sied bien. Sa voix pleine
d'humanité et de sensibilité, de rudesse et de force à
l'occasion, captive, émeut.
À déguster.
Dominique Baillon-Lalande
(27/06/12)