Emmanuelle PAGANO, Le Tiroir à cheveux


Le Tiroir à cheveux nous narre l’histoire d’une très jeune femme, fille d’un gendarme autoritaire et d’une femme docile, maman à 16 ans dans une petite ville cachée au cœur des vignes. Elle en a vingt aujourd’hui et élève seule, dans un appartement de poupée situé dans un quartier déshérité de la vieille ville à l’entrelacs d’escalier sombre et malodorants, son « petit bout de lune pas comme les autres » et un deuxième « bâtard » plein de vie. C’est une fille simple, nature, que la honte cerne sans l’écorcher vraiment et qui partage son quotidien, tour à tour lumineux et oppressant, entre un travail dans un salon de coiffure et la prise en charge de sa progéniture. Toujours, les cheveux ont été sa passion, son plaisir sensuel le plus absolu et son mi-temps, s’il n’y avait la curiosité des clientes, lui plaît.

Son petit dernier, malicieux et plein d’appétit semble vivre ses deux ans avec facilité et bonheur. Pierre, l’aîné, le pas grandi, « le gosse défendu qui bave et coince tout le ciel dans ses yeux » a cinq ans maintenant. Il égraine ses journées en une alternance de phases d’agitation et d’absence au monde. Elevé par sa grand-mère à sa naissance, sa mère l’a emmené avec elle quand, après la naissance de Titouan, elle a trouvé travail et logement. Cet étrange petit dieu déchu, pèse lourd dans la relation des deux femmes.

Cette mère enfant instinctive qui possède une intelligence des sens suffisamment aiguë pour affronter le vide d’un enfant sans parole et sans regard, cette jeune fille qui a tout subi, de l’autorité du père à la brutalité des jeunes hommes qui la prenaient sans égard au grand air, du désarroi de cette grossesse clandestine et de cette maternité honteuse au drame de cet enfant différent si lourd à porter dont elle se sent coupable, témoigne pourtant d’un étonnant goût de la vie, d’une vraie capacité de résistance. L’amour fusionnel qu’elle ressent pour ses petits saura lui donner la force de s’affranchir du regard maternel qui refuse de la voir grandir et ce jusqu’à l’affrontement quand elle s’opposera à la « sage » décision de placer Pierre dans une institution spécialisée. L’enfant grandie trop vite est enfin devenue adulte et elle entend bien protéger sa couvée et lui construire un nid à l’abri du monde extérieur où il fera bon vivre ensemble.

Et puis, il y a cette voisine, fille de gendarme également, studieuse, réservée et amoureuse de la lecture, Emmanuelle Pagano elle-même, qui croise souvent son chemin et lui sourit sans rien dire. Elle l’admire en cachette d’avoir osé ce gosse défendu et susurre en filigrane ses pardons d’avoir eu honte, ses encouragements en retard. C’est elle aujourd’hui le narrateur : « j’écris cette histoire sans autorisation, même pas la sienne, même pas celle de sa mère, juste pour dire en retard il est beau ton fils, en traversant la cour avant d’ouvrir le portail. »

L’histoire est forte et si le lecteur se retrouve parfois oppressé, en proie à un malaise étrange que la narratrice alimente en décrivant l’enfermement de la jeune mère, les yeux au plafond de son fils et la médiocrité ambiante, il n’est jamais mis en demeure de compatir sur le sort de cette trop jeune mère que le sort a accablée. On suit le cheminement de cette tranche de vie avec le corps, les sens, les émotions. Entraîné par la sensibilité primitive et toute animale du personnage, on sent les griffures des ronces quand les jeunes mâles excités la prennent sans ménagement mais aussi la douceur des cheveux d’enfant qu’on caresse et qu’on brosse. On devine le poids des ragots et des regards apitoyés des braves gens mais aussi la légèreté du rayon de soleil sur le petit balcon. Loin de tout pathos ou de toute analyse, c’est une multitude de petits riens qui remplissent cette vie ravagée de bonheurs simples et qui régalent les sens.

Servie par une écriture volontairement simple exempte de tout lyrisme, la parole est ici donnée à une de ces personnes que l’on croise dans les faits divers des journaux quand la vie dérape sans jamais se demander comment elles parviennent à survivre. Les phrases courtes, les adjectifs qui s’accumulent, les mots qui accrochent, l’utilisation de la langue orale réussissent à rendre intelligible, car imagé, ce drame du quotidien, aussi terne que banal.
Un roman brut et émouvant remarquablement maîtrisé.

Dominique Baillon-Lalande 



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Editions P.O.L.
136 pages
14,50 €






Née en 1969,
Emmanuelle Pagano
a aussi écrit
Pas devant les gens
(La Martinière, 2004)



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