Emmanuelle PAGANO

Pas devant les gens


L’envie, après la découverte du Tiroir à cheveux chroniqué il y a quelque temps sur ce site, d’en savoir plus sur cet auteur et de retrouver le plaisir pris la première fois à s’immerger dans cet univers personnel m’a conduit à ouvrir Pas devant les gens, publié en 2004.

Je n’ai pas été déçue, celui-ci est de la même veine et de la même qualité. On est bien là devant un véritable écrivain avec sa musique toute singulière, son ton personnel très fort et ses personnages bien campés aux prises avec les difficultés de notre monde.

Une fois encore l’héroïne est une adolescente et le drame rôde dans la famille, habillé avec les frusques de la folie de la mère. Beaucoup d’amour dans tout cela, peu de violence mais un vide, un désespoir non nommé où le délire s’est immiscé.

Mère à la dérive, enfermée dans son délire destructeur ; fille spectatrice et narratrice, ballottée entre l’amour, la volonté de nier la réalité, l’appétit de vie et la révolte ; père fatigué, séducteur détruit mais aimant, qui tente de maintenir l’équilibre entre la vie extérieure et la tourmente imminente ; chacun joue sa partition en totale bonne volonté et avec ses moyens. Et on assiste à la dégringolade de la malade, à l’inquiétude quasi-maternante de l’enfant à l’égard de la mère et à la distance attentive du père, tout cela de l’intérieur mais sans pathos et sans voyeurisme.

Les protagonistes se croisent dans le petit pavillon hanté, chacun muré dans sa logique de survie, étrangement happé par le drame. Mais comme dans Le tiroir à cheveux la vie lutte et gagne.

Aux terreurs, à l’incompréhension ou à la révolte du début du roman « A force de vivre dans ma mère je n’envisage même plus un espace ailleurs, un espace à moi. Quand j’étais toute petite, ma mère avait les yeux pleins de soleil, ses pensées m’éblouissaient. Je fermais les paupières parfois pour penser à moi, à mes jeux, mes copines, mes amoureux. Et c’était la nuit soudain. J’avais trop peur dans cette nuit, je courais vers les bras tendus de ma mère, je me vautrais dans son jour rassurant. » «  Il [le père] ne sait pas. Il se cherche, il cherche une suite à sa vie. Il lit le journal chaque jour. Il prend bien soin de lui-même et surtout de son apparence. […] J’ai demandé à ma mère s’il avait toujours été maniaque comme ça. Je crois que mon père a toujours été vieux. Aimer l’épuise, il garde et range sa peine, il pose ses souffrances sur une étagère. Il les regarde de temps en temps, sans faire l’effort d’enlever la poussière. C’est ma mère qui s’en occupe. Du ménage. Des souffrances. » se substituent dans les dernières pages une maturité et un espoir : «  Je pèse mes remords, mes souvenirs, mes nouveaux désirs, je me demande ce qui est le plus lourd, le plus important, le plus fragile. Mon père ou ma mère, mon avenir, mon passé tout frais, mon amour, mon pays, quel pays ? J’ai besoin de ma mère, mais je suis soulagée de son absence. Mon père a besoin de moi, c’est ce qu’il dit, mais ce n’est peut-être pas vrai. […] Il me tend la main et m’aide à me lever. C’est peut-être moi qui ai besoin de lui ». La tempête est passée, et un rayon de soleil pointe déjà à l’horizon.

Le ton est juste, l’écriture superbe, les personnages attachants. Bref, une réussite égale à celle du Tiroir à cheveux avec la même sensualité, la même combativité face aux difficultés de la vie, le même respect de l’humain dans sa force et sa fragilité. Un auteur, délibérément, à découvrir et à suivre.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/07/06)    



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Editions de La Martinière
110 pages
11 €






Née en 1969,
Emmanuelle Pagano
a aussi écrit
Le tiroir à cheveux
(P.O.L., 2006)



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