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Emmanuelle PAGANO

Les mains gamines


Un village tranquille et ensoleillé, entre vignes et châtaigneraie, superbe décor pour une histoire glauque. Celle d’Emma, élève de CM2 tripotée, fouillée, abusée chaque jour, dans la cour d'école, par les garçons de sa classe. Victime toute choisie pour cette dégradante tournante puisque fille de gens différents, d'ailleurs. « Ses parents étaient des hippies, des poilus. Ils se lavaient pas tous les jours. » Alors tous, sauf un nommé Claude, ont violé à répétition son corps pré-pubère non de leur sexe, vu leur jeune âge, mais de leurs "mains gamines". La violence symbolique et psychologique de l'acte en est tout aussi destructrice. Souffrance de l’enfant violentée, honteuse, abandonnée de tous, par lâcheté.

Le temps a passé, l'enfance des mômes aux doigts meurtriers est loin. Emma en côtoie encore certains, d'autres sont partis vivre en ville, ceux qui ont fermé les yeux s'efforcent de rester dans l'obscurité et l'amnésie semble générale. Il lui faudra garder le silence et feindre l'oubli, longtemps encore. Aujourd'hui, quelque vingt-cinq ans plus tard, elle partage son temps entre le ménage chez la femme de l'un de ses bourreaux devenu propriétaire de l'important domaine viticole de la Pierre Mauve et la charge d'aide-soignante à la maison de retraite semi-médicalisé "L'Ensoleillée" où son institutrice de l'époque est pensionnaire.

Pour exorciser ses fantômes et se dégager du lourd poids de ce secret collectif, elle va à son tour se servir de ses mains, pour écrire et aller « beaucoup plus loin en moi que cet endroit dont leurs doigts n’ont aucun souvenir ». Elle jette ses mots dans un carnet, toujours glissé dans la poche arrière de son jean, « ses cauchemars de petite fille », « des poèmes hard », avec des images de « sexes-bogues aux piquants rétractiles », des paroles d'exploration du corps féminin d'un réalisme cru d'une sensualité hallucinée. Madame, qui s'ennuie beaucoup dans son couple et dans sa vie, lui vole par curiosité ce journal intime et s'en trouve à la fois choquée et étrangement fascinée. Quand la maîtresse de maison requiert son aide pour organiser une grande fête de retrouvailles entre les anciens élèves du CM2, on craint le pire...

Jamais nous n'entendrons directement la victime. Le récit est rapporté par quatre voix, quatre femmes d’âges et de conditions sociales divers qui, par leurs monologues intérieurs successifs, s’approchent peu à peu de l'histoire d'Emma. Des femmes qui se sont tues quand il aurait fallu parler ou qui, extérieures au drame, le devinent dans leur corps. Des femmes uniquement car ici les hommes ne sont présents qu’en creux, ignominieux porteurs de leurs mains gamines ou marginal comme Claude. « Claude n'était pas un petit garçon comme les autres. Il était plus sensible, plus renfermé aussi. Donc un pédé. [...] Lorsqu'il était adolescent il avait tapissé sa chambre de photos d'enfants, serrées, se chevauchant les unes les autres. Il y en avait partout. Jusqu'à l’écœurement. »
Chacune des narratrices vit une épreuve.

Au plus proche, la maîtresse de maison, la quarantaine, ignorante des gestes d'enfance malsains de son époux, souffre d'une chenille urticante logée dans son oreille. « La douleur juste un peu loin, forte juste pour que je puisse sentir comme inversé le corps de la bête, il me semble qu'elle a de longues pattes remuantes, une araignée fine. Mais la douleur se tourne un peu, et mes sensations ne sont pas les mêmes, elle a des ailes, c'est sûr, elles vibrent, légères, et ça me cisaille, ça me creuse jusque dans la tête comme une perceuse minuscule et pourtant d'une efficacité extrême, un cri, ça creuse mes nerfs, jusqu'à l'intérieur de ma gorge... » La scène de l'extraction de l'insecte par les hommes saouls en fin de soirée se superposera d'étrange façon aux tripotages d'enfance.

Dans le foyer de personnes âgées, l'institutrice de cette classe de CM2 qui, à un an de la retraite, feignait de ne rien voir, souffre de dépendance et finit ses jours avec des troubles de l'audition, bourdonnements incessants nommés acouphènes. « On croit que j'ai plus ma tête, mais je me souviens qu'après les gestes des garçons (tous, tous, sauf un) les filles se taisaient. Elles ricanaient. Et moi aussi. Je ne ricanais pas, non, je me taisais. Me taire, je le faisais. On croit que je suis à moitié sénile, mais je sais bien que je n'ai rien dit, et ça, ça doit être dans son carnet. Mon silence [...] L'infirmière sort de son bureau pour me gronder comme une gamine, me foutre la honte, mais la honte je l'ai déjà, de n'avoir rien dit, et rien fait, sauf m'enfermer dans la classe. [...] Je peux bien crier comme une sourde. Je suis sourde, d'ailleurs : j'entends pas certains sons, et les autres grossissent par-dessus... et alors je comprends pas les mots, tellement j'en ai du son... ».

A la châtaigneraie, la mère de Claude, tourmentée par un loir qui squatte sa maison et lui cause des insomnies, évoque son accouchement difficile et la cicatrice douloureuse qui lui a ensuite rendu pénible tout rapport sexuel. « Mon sexe soixantenaire s'en souvient encore. Mes cicatrices étaient tellement boursouflées, l'ouverture de mon vagin si rétrécie, et mes sensations si menues, réduites comme une peau de chagrin couturée, que je n'ai plus laissé approcher mon mari. Je ne voulais plus d'enfants, plus rien entre mes jambes. Je ne voulais plus rien, qu'une main seulement s'approche et j'aurais pu tuer. » Elle se souvient, avec remords, de la « petite fille vitrée » des voisins, à l'école avec ses fils, « d'une prisonnière d'une peau dure et transparente. Une petite fille pas très sage, mais si vive, un peu délurée. Une petite fille nature, mais dont la nature déjà souillée était emmurée vivante dans une coquille invisible » et de son silence.

A l'étage du dessous, une petite au CM2, fille du frère de Claude, l'un des violeurs marié à une des camarades de classe à la complicité complaisante, angoisse à l'idée de ses premières règles imminentes. « Il y avait ces gens qui nous recevaient et tous les autres, fagotés comme à la télé et parlant fort de leur vie plate, et ressassant au milieu de leurs bavardages leurs souvenirs de CM2. J'ai pensé à ce que m'a dit tonton. Je me suis mêlée à la conversation comme papa m'interdit toujours de faire et j'ai dit que tout le monde n'en avait pas de bons souvenirs, de cette année de CM2. (...) Maman toute rouge m'a dit que c'était l'heure d'aller au lit. J'ai mal au ventre. Je me sens encore plus bête. Et j'ai peur. »

Toutes ces femmes cherchent à apprivoiser un corps qui leur échappe.

Ces récits éclatés, semblables aux différentes facettes d'un miroir brisé, ne retracent aucunement le viol lui-même mais en dessinent les contours avec une métaphore sensible et globale de la féminité, une image commune de fermeture et de déchirure que toutes ces femmes incarnent en écho au traumatisme vécu enfant par Emma.

L'auteur s'appuie ici sur un fait divers malheureusement banal, de ceux dont s'abreuvent les gros titres des journaux à scandales mais que, dans la vie, on tait le plus souvent par honte ou par lâcheté. Sans s'appesantir sur les actes eux-mêmes, en se situant au-delà de tout jugement, elle focalise son roman sur ses personnages, enfants ou adultes ordinaires, semblables à ceux que l'on croise tous les jours, ceux qui parfois dérapent et endossent le costume de bourreaux, ceux que le sort condamne au rôle de victime, ceux qui se retrouvent témoins d'un drame trop lourd pour eux ou détenteurs d'un secret qui les dépasse. Des garçons, nous saurons peu de choses, hors la violence. Ce qu'Emmanuelle Pagano nous livre c'est, indirectement, par les bribes de son carnet, la violence qui habite la victime de ce viol collectif mais aussi le traumatisme d'une mère, fille, femme, institutrice des auteurs du crime. Ce récit n'est pas un réquisitoire ou un scénario de vengeance mais se contente de faire entendre l'abus de pouvoir, l'impunité du fort et la douleur du faible, la culpabilité du silence. L'auteur avance dans sa narration comme dans une enquête, variant les tons, multipliant les voix, les paroles d'enfants et d'adultes, celles de l'innocence ou de la trahison et laisse aux mots le soin d'éclairer la barbarie.

Comme dans ses précédents romans, l'auteur parvient ici, par le pouvoir salvateur des mots, à sublimer un sujet difficile, à la limite du scabreux, à ne jamais basculer dans le sensationnel ou le voyeurisme pour situer ses personnages simplement, discrètement, dans l'humain. Le récit se tisse dans un jeu entre l'extérieur et l'intériorité. Au centre même de l'écriture, se trouvent le corps parfois impudique souvent "empêché" (cf le blog de l'auteur nommé "les corps empêchés.net"), le pouvoir destructeur de l'homme et sa part d'obscurité mais aussi, pour diluer le désespoir, l'omniprésence des couleurs, des odeurs, du soleil, l'instinct de survie, comme pour laisser entrevoir par moment, si ce n'est le bonheur, un apaisement voire un espoir de sérénité. Le récit oscille, frôle des précipices, se redresse et jamais ne tombe, malgré les situations brutales et les propos qui s'avancent dans toute leur nudité, dans la noirceur absolue. Si Emmanuelle Pagano flirte sans cesse avec le malaise, la violence des situations et du verbe, elle les tempère aussitôt par des métaphores, un rapport intense à la nature et parvient à y insérer d'étranges et furtifs éclats lumineux, comme pour rappeler que, malgré tout, la beauté existe et que par les sens on peut fugacement en jouir.

Une histoire forte narrées avec une langue à la fois implacable et sensuelle, chuchotée et précise, qui joue subtilement du silence pour mieux se faire entendre. Une écriture dense, parfois brutale mais qui sait aussi se faire elliptique, pour mieux embarquer le lecteur en lui laissant le soin de décrypter les symboles (sexes féminins cousus, insecte s’introduisant dans le conduit auditif d’une narratrice, petite jeune fille pré-pubère qui rêve de caresser la corne d’une licorne) et de combler les vides. Un style efficace où chaque mot, chaque situation, chaque image, chaque souvenir évoqué contribuent à la progression du récit.

Emmanuelle Pagano combine adroitement mots et sensations, douleur et douceur, malaise et beauté pour composer un récit polyphonique, douloureux et fascinant, où la puissance de l'émotion est brute, sans démonstration ni morale, où les sentiments passent par la narration intérieure et les gestes, où les images poétiques et les métaphores glissées au détour de la narration font écho aux personnages.
Un titre superbe pour un grand livre.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/11/08)    



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Lectures









Editions P.O.L.
168 pages - 15 €


Prix Wepler-
Fondation La Poste
2008






Née en 1969,
Emmanuelle Pagano
a aussi écrit :



Les Adolescents troglodytes

(P.O.L., 2007)



Le tiroir à cheveux

(P.O.L., 2006)



Pas devant les gens

(La martinière, 2004)


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de l'auteur :

lescorpsempeches.net




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