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Marcus MALTE


Mortes saisons



Avec des photographies de Cyrille Derouineau de plages abandonnées, battues par la pluie ou le vent, de cabines fermées, de transats repliés et de parasols oubliés, de palmiers encapuchonnés, avec ces clichés d'étranges statues posées sur le sable pour ajouter au décor une touche d'irréalité cinématographique et un soupçon de décadence, on est transporté sur la Côte d'Azur à la morte saison.

En regard, comme le veut le cahier des charges de cette collection, Marcus Malte nous offre un texte en résonance. Celui-ci est engagé, fort et décalé.
Pour l'héroïne familière de ce décor quotidien, l'empreinte d'abandon qui habite ces paysages de station balnéaire désertée et vidée de toute présence, la solitude, font écho à sa méditation personnelle. Pour elle, le grand absent c'est Pierre, ce grand frère passionnément admiré et aimé qui a disparu en Algérie pendant la guerre où il s'était engagé en devançant l'appel.

Par ce récit, la narratrice fouille leur passé commun, dit son incompréhension et sa révolte face à son départ, sa douleur face à sa mort. Mais plus qu'un journal intime, c'est un dialogue de papier qui, par delà la disparition, s'établit, confrontant aux mots de la passion, de l'enfance et de la nostalgie de la sœur, ceux de la violence et de l'horreur issus des lettres du militaire et de ses carnets de combat restitués post-mortem à la famille par un frère d'armes.

Le choc est d'autant plus violent que Pierre a vécu cet épisode guerrier en acteur convaincu, se faisant complice des actes de barbarie commis au nom de la défense de la patrie jusqu'à les justifier.
"Nous œuvrons pour une cause juste. Je considère les interrogatoires comme un mal nécessaire. Indispensable. L'apitoiement n'est pas de mise quand le sang de dizaines, de centaines d'innocents est en jeu. C'est une guerre. Le plus faible la perdra. Dans ces circonstances exceptionnelles, il convient d'employer des moyens exceptionnels pour parvenir à ses fins. C'est celui qui s'y refuse qui est un criminel." "Nous autres, mes frères et moi, avions accepté de tout perdre. Et nous avons tout perdu. Sauf notre honneur."

Terrible confession émaillée de commentaires réactifs d'Alice qui passe de la colère à la révolte :
"Ils t'ont brisé et t'ont refaçonné à leur image. Ils t'ont inoculé leurs fausses valeurs et leurs vertus ignobles. L'honneur, l'honneur, toujours ce mot brandi comme un étendard bleu blanc rouge sang. Mais de quel honneur parle-t-on ? Quel honneur y a-t-il à exécuter aveuglément les ordres d'un fou sous prétexte qu'il porte des galons ? Ils t'ont dressé, Fanfan. Obéir, aboyer, mordre. Tu te croyais maître de ta destinée, tu n'étais que chien."
"Ils ont fait de toi cet étranger que tu décris dans tes carnets, ils ont fait de vous ces êtres insensibles et froids, ces machines à tuer. [...] J'ignore si tu as personnellement fréquenté un de ces centres [...] créés tout spécialement pour vous à Arzew, à Philippeville, avec des instructeurs dont la plupart étaient des vétérans d'Indochine chargés de vous transmettre l'expérience et les méthodes qu'ils avaient eux-mêmes acquises lors de leurs séjours dans les camps de rééducation du Vietminh. [...] La réputation de cette école était telle qu'elle fut ouverte à l'international. Des officiers belges et portugais venaient y apprendre à lutter contre les mouvements indépendantistes en train de naître au Congo, en Angola ou au Mozambique. Et par la suite vos remarquables instructeurs ont exporté leur savoir-faire jusqu'au Vietnam, jusqu'en Amérique du sud, et dans le monde entier, pouvant ainsi se targuer d'avoir eu pour élèves la moitié des dictateurs de la planète et les trois quarts de leurs hommes de main. Quel bilan !"

Restent aussi l'incompréhension, la nostalgie :
"Fanfan. Je pensais être la seule à t'appeler ainsi. [...] Quelle ne fut pas ma déception quand j'ai découvert que tu l'avais choisi comme nom de code. Pour nom de guerre. [...] C'était un nom d'amour et tu l'as transformé en la signature d'un bourreau. J'aurais encore préféré le partager avec des putains ! [...] A le prononcer, à l'entendre, quelque chose détonne. [...] Le charme est rompu. Restent le tragique et le ridicule."

Avec un frémissement d'horreur et un arrière-goût de honte :
"J'ai été fort aise de constater au fil des ans, que les pires tortionnaires ayant sévi dans nos jolies colonies ont été traités avec tous les égards qu'ils méritent. Qui est devenu chef d'état-major de l'armée, qui secrétaire d'État, qui député au Parlement. [...] En particulier dans notre région."
"Il n'est pas de poison plus puissant que le goût du sang. [...] Trop de souffrance, trop de honte. [...] Que Youcef te pardonne. Qu'Abdelkader te pardonne. Que Rachid te pardonne. Que Khadidja te pardonne. Que ceux que tu as exécutés, achevés, torturés te pardonnent. Que Dieu et Allah te pardonnent. Pas moi. Je ne pardonnerai pas. Je porterai simplement la moitié du fardeau avec toi pour te soulager. Parce qu'amour est partage."

Restent présents en filigrane, cet amour déraisonnable, passionnel, coupable mais intact et cette obsession : "Il y a plus d'un demi-siècle que la question me hante : est-ce que c'était de ma faute ?"
"J'ai beau faire, j'ai beau défaire, mes pas me ramènent inlassablement à la mer. Tu me manques toujours autant. [...] Pierre, dis-moi, est-ce que tu vois la mer d'où tu es ? Fanfan est-ce que les tulipes fleurissent en enfer ? Mon beau, mon doux, mon tendre, mon ignoble amour. Et souviens-toi que je t'attends."

Marcus Malte nous offre là une courte fiction (90 pages), qui entrelace de façon prégnante le désastre personnel d'une histoire d'amour interdite et les ravages d'une guerre barbare. Passion et exactions pareillement occultées, innommables.
D'elle nous saurons peu de choses, si ce n'est cette absence et cet amour interrompu qui la mine, cette force qui l'habite, ce regard intérieur/extérieur qu'elle porte sur les lieux, sur le dérapage tragique de son frère, sur l'Histoire coloniale contemporaine.
Lui, entre ange et démon, ne fait qu'endosser le costume de bourreau.

C'est dans la fréquentation de la mort et des souffrances ressenties, infligées, que le récit puise toute son intensité. Mais si ce texte engagé est rageur et violent, il sait aussi, dans l'évocation de la tendresse et la douleur, se faire profondément humain et émouvant, entre claque et caresse.

En heureux contrepoint à l'insoutenable vérité mise à nue, les photos de plages hivernales dispersées au fil des pages, le rapport pacifié de la femme vieillissante à ce paysage inhabité, ouvrent des espaces d'accalmie, comme si l'auteur voulait par les images et les mots permettre au temps de panser les plaies, à Alice, à tous, de se tourner vers l'avenir tout en tirant les enseignements qu'impose la mémoire.

Pour ceux qui ne connaissent Marcus Malte que comme excellent auteur de polar, ce livre est une belle occasion de découvrir sa corde, tout aussi sombre, de nouvelliste, déjà révélée avec Intérieur nord, Toute la nuit devant nous, Ostende... On y retrouve, pour notre plus grand plaisir, la même conjugaison de puissance et de sensibilité, enrichies par l'intensité singulière que peut apporter le format court.
Un texte fort à lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/07/12)    



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Lectures








Editions Le Bec en l'Air

(Février 2012)
112 pages - 15,70 €


Photos de
Cyrille Derouineau








Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien avec
Marcus Malte








et des articles concernant
d'autres livres
du même auteur :


Pour les adultes

Intérieur nord

Garden of Love

Toute la nuit devant nous

Les harmoniques

Cannisses



Pour la jeunesse

Il va venir

Bandit

De poussière et de sang

Scarrels

Ô corbeau






Pour visiter le site
de l'auteur :
www.marcusmalte.com







Le photographe et l'écrivain se sont déjà rencontrés dans un recueil collectif de nouvelles :



Ostende au bout de l'est

(Le Bec en l'air, 2009).