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Jean-Bernard POUY


En attendant Dogo


En attendant Dogo est l’histoire d’une disparition inexplicable, celle d’un trentenaire parisien et écrivain solitaire dont les débuts de roman envoyés aux éditeurs ne lui valent que des refus. « Chaque phrase contient en germe un roman à venir » aurait dit Raymond Roussel grand maître du disparu. La famille est anéantie. Six mois plus tard, ils sont toujours sans nouvelles, cartes de paiements et téléphone portable n’ont plus été utilisés, la piste criminelle a été évacuée par la police et le mystère reste entier. Les détectives privés, magnétiseurs et charlatans divers consultés par la mère ne se sont avérés d’aucun secours. Une personne majeure peut disparaître, changer de vie et de pays sans avoir de comptes à rendre, mais pourquoi Étienne se serait-il évaporé ainsi sans explication ? Est-il toujours vivant ? Dans ce cas où pourrait-il bien être ?

Simone, infirmière de son état et sœur complice du disparu, n’arrive pas à imaginer que celui qu’elle surnommait Dogo ait volontairement pris le large en les laissant tous dans l’angoisse. Alors, dans une France qui s'englue dans une crise sanitaire, sociale et politique, qui entre confinement, paralysie des transports, panne d’électricité et pénuries frôle l'insurrection, elle décide de collecter tous les indices qui pourraient l’aider à le retrouver ou par défaut au moins comprendre ce qu’il s’est passé. « D’abord, comme gadget, on avait eu la pandémie. Nous en sommes sortis exsangues. Il a fallu tout reprendre, tout recommencer, et, comme prévu, ça n’a pas bien fonctionné. » « On s’approchait lentement mais sûrement des élections, le foutoir était total, les candidats jouaient avec un sérieux pénible aux chaises musicales, personne n’y comprenait plus rien. » De Nantes avec la rencontre d’une ex-amoureuse, à Sperlonga en Italie où des souvenirs d’enfance heureux les attachaient, en Haute-Provence près de Digne où, dans un village investi par une communauté autonome, un éditeur de poésie semblait avoir projeté avec Étienne de regrouper dans un recueil illustré ses différents débuts de romans truffés de pastiches, affublés de titres abscons et laissés orphelins, Simone suit toutes les pistes qui s’ouvrent à elle. Au fil de ses rencontres plus ou moins utiles mais parfois riches humainement comme celle de ce vieil éditeur anarchiste très attachant, elle acquiert peu à peu la certitude que son frère est bien vivant et que c’est de façon délibérée qu’il les a abandonnés. Serait-il à Lübeck qu’il mentionnait de façon récurrente dans ses manuscrits ? À Amiens où serait immatriculée la voiture de luxe dans laquelle certains de ses interlocuteurs pensent l’avoir entrevu ? « Je n’étais pas sur un petit nuage noir, j’étais en train de me noyer dans une fosse septique (…) Mon cerveau comme la France. En stade maison de retraite. » Peu à peu à l’angoisse se substituent la déception et la colère. 
De son côté, Dominique, un détective privé opportunément tombé du ciel qui lui a proposé son aide et la drague ouvertement, fouille les manuscrits du « fou littéraire » pour y trouver un nom d’emprunt derrière lequel il pourrait se cacher ou une indication masquée du lieu où il aurait souhaité s’éclipser.
Mais les gens ne sont pas toujours ce que l’on croit qu’ils sont et, si c’est bien avec un code à cinq chiffres que s’ouvrira la porte sur ce mystère, Simone n’est pas au bout de ses surprises.

Parallèlement, une troupe de marionnettistes lyonnais composée de Guignol, Gnafron et Madelon, après avoir interprété avec succès des saynètes pour enfants parodiant les travers de notre société derrière un petit castelet dans les rues de Lyon, décide suite à un incendie de passer du spectacle aux actes en commettant des actions politiques spectaculaires. C’est à eux que reviendra l’honneur de conclure cette histoire foutraque…

 

       C’est par l’intermédiaire de Simone, infirmière sympathique et attachante dont l’acharnement à découvrir la vérité est à la hauteur de l’amour qu’elle porte à son frère, que le lecteur découvrira Etienne et l’histoire de son étrange disparition. Si la naïveté et l’inexpérience de celle que rien ne prédestinait un jour à un tel jeu de piste dans un climat douloureux de déstabilisation affective de la cellule familiale apportent initialement à son enquête une certaine irrationalité, provoque des errances et semble ralentir l’intrigue, le scénario trouve bientôt dans son déroulé sa dynamique propre et sa cohérence jusqu’au retournement final qui en bluffera plus d’un.  
Le personnage du détective rendu inquiétant par une attitude ambiguë et non-professionnelle ajoute sa dose de mystère au roman tout en permettant à J.-B. Pouy de prendre, à travers l’analyse des manuscrits du disparu qui nous sont restitués par bribes, la littérature à la fois comme source d’enquête et comme sujet. Un biais qui lui offre dès lors l’opportunité de glisser en toute liberté dans son texte de façon aussi érudite que facétieuse de très nombreuses références dont bien sûr Raymond Roussel, Queneau et Beckett, mais aussi d’autres moins évidentes qui parviennent par instant à prendre notre culture personnelle en défaut. Étienne étant fasciné par Raymond Roussel, auteur considéré comme précurseur par l’Oulipo et porté aux nues par les pataphysiciens, l’Ouvroir de Littérature Potentielle se définissant par son inventivité, son goût des jeux littéraires, des contraintes et des défis, c’est en toute liberté et non sans jubilation que J.-B. Pouy, proche depuis longtemps de  cette famille littéraire, met ici sa maîtrise de l’écriture et son inventivité au service de ce roman atypique. De fait, ça part dans tous les sens, l’humour potache, le calembour, les chausse-trappes, les détournements et la farce ne laissent pas de temps morts, et le lecteur bousculé s’y amuse autant que lui. « Ah ! la Suède, le seul pays où même les pierres tombales sont hypocondriaques. »

Mais ce goût du jeu clairement affichén’occulte en rien les sujets graves comme l’empreinte de la pandémie de Covid sur la vie quotidienne, les dérives du pouvoir et les travers d’une société capitaliste autoritaire, inégalitaire, irresponsable écologiquement et humainement qui nous conduit à l’effondrement général. Cette critique sociale assumée est incarnée tout d’abord par l’histoire de Guignol, Gnafron et Madelon, dont les savoureux dialogues traversent à de nombreuses reprises le déroulement de l’enquête. Mais ils trouvent aussi du renfort avec Bernard, le vieil imprimeur-éditeur anarchiste chevelu, barbu, « avec des mains comme des moissonneuses-batteuses et un sourire large comme la vallée » – celui que Simone appelle « l’ogre », « le géant vert » ou « l’ange King-size » – ainsi que la commune libre et solidaire de Castillon-L’Avenir à laquelle il appartient. Mais si tous portent le même constat accablant sur cette société en fin de course, leurs réponses et leurs choix divergent. Quand les trois larrons réagissent face au chaos en faisant sauter des bâtiments officiels appliquant dans la vraie vie l’esprit irrévérencieux et non exempt de révolte accessoirement violente qu’incarnaient symboliquement leurs marionnettes, le projet de Castillon est un choix non-violent, positif et collectif : bâtir en marge, loin des villes, une communauté autonome, participative, respectueuse de la nature et des êtres, hors de la folie du temps. Des initiatives que Pouy le libertaire observe avec une évidente bienveillance doublée de la moquerie gentille du vieux loup trop souvent désillusionné pour s’y laisser prendre à nouveau. En clin d’œil, des élections présidentielles étant anticipées, Pouy nous régale d’une évocation saignante de la campagne électorale : « Comme les élections étaient proches, dans tous les villages et toutes les villes de France, à l’entrée des bureaux de vote, les panneaux électoraux s’étalaient. Pour presque la majorité de ceux qui passaient devant, c’était la rigolade. D’abord, la gueule des postulants, généralement maquillés à la truelle, vêtus de bleu, horizon vosgien, costards et robes stricts, sourires figés mais toujours carnassiers. Ensuite, les promesses, réduites à quelques phrases chocs. Pour finir, quelquefois, une liste démentielle et surtout illisible de tout ce qui sera mis en œuvre, si le candidat venait à être miraculeusement élu. En temps d’élections, ces panneaux sont un appel au street art, caricatures sauvages, moustaches rajoutées, des bites partout, commentaires rageurs ou drolatiques. Les partis politiques et autres devraient fournir les feutres, à ce tarif… »

Enquête, littérature et critique sociale s’entremêlent ici avec autant de tendresse que de colère, de rire que d’inquiétude. Cette comédie satirique est « une vraie pièce de Shakespeare interprétée par des punks no future » comme l’écrit Pouy dans un grand éclat de rire jaune qui cache mal au mieux sa mélancolie au pire son désespoir que par pudeur et par esprit de résistance il travestit en farce aussi cynique que généreuse et jubilatoire. Le lecteur embarqué dans cette étrange aventure, dans ce grand écart entre légèreté et effroi, se régale.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/02/22)    



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Noir & polar








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Jean-Bernard Pouy,
né en 1946 à Paris, auteur de nombreux romans noirs, nouvelles et pièces de théâtre, est aussi le créateur du célèbre personnage Le Poulpe.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




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