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Jean-Bernard POUY


Samedi 14


Maurice Lenoir est un cinquantenaire paisible. Après "avoir pas mal travaillé" et atteint d'un lumbago chronique, il vit tranquillement sa préretraite dans un village de la Creuse. "C'est difficile au début, c'est ardu de remplir sa journée quand on n'est pas obligé de pointer. Le travail obligatoire empêche l'homme de se poser des questions. Ne pas travailler est un vrai taf pour qui n'est pas prévenu. Après on s'habitue. Le loisir devient roi." Installé dans une maison frustre et isolée prêtée par un ami parti finir sa vie au soleil, il mène une vie simple mais peinarde grâce au RSA qu'il récupère tous les mois et aux légumes qu'il cultive dans son bout de jardin. Son quotidien est rythmé par le café du matin, le jardinage et la lecture de Pierrot mon ami de Queneau en édition de la Pléiade. Son seul contact avec le monde consiste en visites aux commerçants de la localité la plus proche, en discussions météorologiques au comptoir du rade et en "apéros-guignolet" pris avec les Kowa, ses voisins.

Tout irait pour le mieux donc si, en ce samedi 14, il ne s'était retrouvé face à des CRS venus envahir son territoire, sous prétexte de protection rapprochée du couple de petits vieux d'à côté, dont le fils vient d'être nommé ministre de l'intérieur. Évidemment les pieds de chanvre cultivés dans son potager n'arrangent pas ses affaires et, trop heureux de l'occasion de pouvoir s'installer là pour effectuer plus confortablement leur travail de surveillance, les flics en profitent pour l'embarquer au frais. Le voilà vite coffré et confié au bon soin d'un gendarme qui, tout à son impatience d'assister à la diffusion d'un match de foot, oublie de fermer la porte de la cellule... L'aubaine est trop belle et notre homme décide de s'évader pour rentrer gentiment chez lui. Là, il retrouve les flics et leur chef Dormeaux, agent de la DCRI (ex-Renseignements Généraux) et négocie son silence sur cette incroyable négligence qui s'apparente à une faute professionnelle contre le droit de demeurer dans sa maison. La vie commune s'organise donc mais la présence policière pourrit vite le quotidien de cet anarchiste misanthrope et amoureux de sa liberté.

Un petit matin, il décide donc de s'éclipser discrètement, bien décidé à pourrir la vie de ce ministre qui a foutu en l'air ses jours tranquilles. Pour brouiller les pistes, il sillonne le pays, toujours en train, du sud au nord, de l'est à l'ouest en passant par le centre puis revenant au nord, passant parfois, pour peu de temps, la frontière suisse ou italienne, puis repassant par Paris puisque "saloperie de jacobinisme, la toile d'araignée ferroviaire ramène invariablement au centre".

L'homme file sans laisser le moindre indice aux policiers qui le traquent d'autant plus sérieusement qu'entre-temps ils ont découvert sa véritable identité. Le paisible retraité est un ancien terroriste accusé d'avoir mené des attaques à main armée avec un groupuscule, nommé Van Gogh, qui se singularisait en coupant une oreille aux gros bonnets qu'il enlevait. Le groupe avait été démantelé et certains de ses membres emprisonnés mais d'autres, dont Maxime leur chef probable, avaient disparu sans laisser de traces. Cet homme que Dormeaux a débusqué par hasard dans sa tanière et laissé filer, s'avère un des hommes les plus recherchés de France... Une bourde qui ne lui sera pas pardonnée.

Les vieux réflexes reviennent vite et l'ancien activiste profite des divers plans de survie préparés lors de cette dangereuse phase de sa vie pour récupérer dans diverses caches, de l'argent, des papiers et une arme, lui permettant de passer inaperçu. Pendant ce temps, la DCRI qui estime "qu'il ne va pas se relancer dans des actions violentes ou subversives mais va simplement tenter de nous emmerder un maximum", et plus particulièrement la commandante Yvonne Berthier chargée du dossier, tente de le pister. En effet, Maxime qui n'est pas de ceux qu'on dérange impunément, fera tout pour régler son compte à ce petit ministre venu déranger sa tranquillité.

Pendant que Dormeaux est expédié au placard par Berthier dans une charmante commune côtière de Vendée - le vendredi 13 avait fait son travail de sape. [...] Une couche supplémentaire de noir sur l'obscurité générale. Un vrai Soulages -, Maxime (devenu Patrick) coule des jours agréables dans la baie de Naples, à l'ombre du Stromboli, où il lie connaissance avec une jeune Française venue trouver là le repos. L'occasion d'une relation amoureuse éphémère, peut-être moins romantique qu'il n'y paraît à première vue...

Si la presse apprécie fort les photos de voyage fournies par le fugitif, la chef Berthier, elle, est ivre de colère. C'est qu'on s'impatiente en haut lieu devant l'incompétence de la police et les facéties de ce trublion qui n'en rate pas une pour ridiculiser les forces publiques et compromettre le jeune ministre de l'intérieur adepte de la tolérance zéro et de la politique répressive avec de malencontreuses révélations de malversations financières ou d'alcôve. Bref, notre anarchiste taquin fout le bordel et Dormeaux qui avait, en son temps, eu en charge la surveillance du groupe d'activistes, est rappelé de toute urgence par sa chef pour régler cette affaire au plus vite. Entreprise d'autant plus difficile que l'homme paraît bénéficier d'improbables complicités au sein de la grande maison...

"Le lendemain du vendredi 13 novembre [...] le ministre de l'intérieur, Stanislas Favard, [… avait présenté] sa démission au premier ministre qui, visiblement soulagé, l'avait acceptée séance tenante. C'était, d'après les dires du démissionnaire, pour éviter une déstabilisation de notre chère république, une et indivisible, mais toujours très fragile. Bref, il se sacrifiait. Pour, sans doute, rejoindre immédiatement un de ces cabinets de gestionnaires internationaux qui, eux, travaillent vraiment pour notre beau pays. Avec en plus, un salaire bien plus conséquent, c'est connu."
Mais Maxime ne lui envie rien. Peinard, "assis sur une petite chaise paillée, à même la plage", il attend Béatrice ...

Le facétieux Jean-Bernard Pouy, à l'image de son personnage, nous offre ici un road-movie décalé, impertinent et drôle qui fourmille de clins d'œil à l'actualité politique récente.
Tout le monde en prend pour son grade : les forces de l'ordre et les services de renseignements qui se font la guerre, chacun cherchant à ramener la couverture à soi ; la bourgeoisie bienséante et notables de tout poil pourris par le fric ; l'appareil d'État, le milieu politique où règnent la magouille et la corruption et, plus particulièrement, ce jeune ministre de l'intérieur, qui n'est pas sans nous en rappeler un autre, autoritaire, adepte de la surenchère sécuritaire et désirant tout tenir sous sa coupe mais toujours prêt à se servir ; la presse à scandale, l'archétype de la femme dominatrice et arriviste qui abuse de sa position, la société du fric et le goût du pouvoir.

L'auteur ne s'encombre pas de psychologie mais laisse les personnages se dessiner d'eux-mêmes par leurs paroles et leurs actes. Il entoure son antihéros vieillissant et misanthrope d'une galerie de portraits savoureux et jubilatoires. Les gentils ne sont pas tous aussi gentils qu'ils le paraissent, les méchants pas aussi redoutables qu'ils le voudraient et tout ce beau monde se croise et se décroise à l'envi, à un rythme enlevé, avec des faux airs de tragicomédie. Maxime, lui, est un bougon revenu de tout et prompt à la critique sociale et politique, un empêcheur de tourner en rond dont on devine, cachés au plus profond, l'idéal, la désillusion, la droiture et la générosité. Cet anarchiste haut en couleurs, ce terroriste à la retraite, décalé, atypique, plus provocateur que violent, esthète et sentimental à ses heures, est finalement plutôt sympathique. Comment un homme qui n'hésite pas à citer Queneau en de multiples et diverses circonstances, pourrait-il ne pas finir par nous séduire ?

L'intrigue est riche en rebondissements et parvient à nous surprendre. Le style de Jean-Bernard Pouy est allègre et foisonnant. Le "papou" occasionnel, s'amuse ici, un peu à la manière de l'oulipien Raymond Queneau (mais on pourrait aussi penser par moments à Pierre Dac), à inventer ou triturer des mots, à truffer son texte d'anglicismes et de détournements savants, abuse (presque !) des jeux de mots plus ou moins faciles, tricote humour noir et poésie, langage populaire imagé ou gouaille teintée d'argot avec figures de style, en un pot-au-feu succulent et décapant. En vrac citons : "Le temps s'écoulait comme un camembert", "Je suis passé par Colmar pour revoir le Retable d'Issenheim. [...] Ce christ en croix, torturé, au bord de la putréfaction, faisait tout pour faire peur et émettre la douce idée que l'Au-delà, ça sentait mauvais. [...] C'est le plus beau tableau du monde sur les asticots, a soufflé un type à côté de moi. Une simple manière de dire que, seule, l'âme est éternelle, j'ai répondu."

Mais bien que brillant, l'exercice de style sait se faire oublier pour emporter avec truculence et drôlerie le lecteur au fil du récit au ton plus ludique qu'angoissé.
Ce roman vif, impertinent et jouissif, qui manie l'humour noir avec talent, est aussi porté par une vision engagée, plus sérieuse qu'il n'y paraît, et se fait fortement l'écho des dérives de notre société. C'est avec drôlerie mais détermination qu'il renvoie dans les cordes le monde politique et celui des forces de l'ordre également fascinés par l'attrait du pouvoir à tout prix et de l'argent.
Un livre à recommander, aussi bien pour ses qualités jubilatoires que pour les sujets qu'il aborde. Un excellent cru de cet auteur incontournable du polar.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/12/11)    



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Noir & polar









Editions La Branche
Vendredi 13
175 pages - 15 €









Jean-Bernard Pouy,
né en 1946 à Paris, auteur de nombreux romans noirs, nouvelles et pièces de théâtre, est aussi le créateur du célèbre personnage Le Poulpe et le directeur de la collection Suite Noire.





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