Sans les meubles
Corinne est une jeune femme moderne qui, après avoir fait des études
de lettres et s'être essayée au théâtre où
elle rêvait d'incarner de grands textes, gagne aujourd'hui sa vie comme
"Communauty Manager" sur le web, à naviguer sur les
réseaux sociaux pour "veiller à l'image positive des marques
de son portefeuille de clientèle". Un boulot où elle
s'investit peu mais qui la distrait et subvient correctement à ses besoins.
Son temps libre elle le passe à "ouvrir un livre et ne penser
à rien", en "déambulations contemplatives"
sur les quais ou dans les parcs. Pour les soirées, ce ne sont ni les
salles de spectacles ni les cinémas qui manquent à Paris.
Si elle donne tous les gages d'une apparence sérieuse, dynamique et équilibrée,
entre une mère remariée qui passe en coup de vent, un père
décédé du cancer il y a quelques années et des amants
qui ne parviennent pas à la retenir vraiment, la jeune femme, dans son
petit appartement parisien, n'échappe pas au poids de la solitude et
du manque d'amour.
Réfugiée sous sa couette, elle rêve alors de "quelqu'un
qui aurait une autorité bienveillante, quelqu'un qui la connaîtrait
si bien que ses paroles tomberaient juste. Quelqu'un avec qui elle pourrait
se disputer sans risque, où devant lequel elle pourrait lâcher
des inepties, aussi."
"Plus le temps passait et plus son père lui manquait."
Un doux rêveur plein de fantaisie qui la comblait gamine et en avait fait
sa princesse.
Si de sa famille maternelle elle ne garde que peu de souvenirs, sa mère
n'ayant conservé que des liens assez formels avec eux, la famille Lenoir,
leur maison de famille bourgeoise – où se retrouvait, pour les fêtes
de famille ou les vacances, la fratrie (Camille l'aînée, Jeanne
et Pierre, son père) accompagnée des pièces rapportées
condamnées à la discrétion et de leurs enfants – appartient
à son enfance. Une famille dominée par un père autoritaire,
pétrie à l'aune des convenances et des principes, où frustrations
et secrets enfouis sont comme autant de bombes à retardement.
Les premières avaient explosé à la mort du grand-père
endetté jusqu'à la moelle, fissurant la façade. La mort
de Pierre une dizaine d'années plus tard avait fait le reste...
Le livre s'ouvre sur la mort de la grand-mère et la confrontation des deux tantes,
"des vieilles biques aigries et méchantes, des pestes de soixante-dix
ans qui pensaient que les années les protégeaient" quand
le notaire vient régler les questions d'héritage, générant
un conflit dérisoire pour des objets qui n'ont d'autre valeur que les
enjeux qu'ils représentent.
"Il arrive qu'un mot de trop sonne le glas d'une amitié. Mais
se défaire d'un lien de sang est impossible. En plein ou en creux, la
famille est toujours là, alors autant ne rien taire" comme aime
à le dire Jeanne, la donneuse de leçons, qui empoisonne la vie
de tous à coup de remarques assassines.
Ce sera pour Corinne, médusée et prise à parti, l'occasion
d'ouvrir la porte de certains placards.
De grandir, aussi.
Caroline Sers écrit ici un livre sur les ravages de la famille à
partir d'une scène d'héritage qui sait conjuguer habilement étouffement
et fantaisie, drame et espoir. Il s'inscrit dans la pure lignée des tableaux
des familles bourgeoises avec leurs tares cachées, déjà
abordée dans ses trois premiers romans : Tombent les avions, La maison
Tudaure et Les petits sacrifices. On y retrouve le même huis clos
miné où on pressent le dérapage, le même humour salvateur
aussi.
Mais si l'atmosphère est au départ poussiéreuse et fossilisée
à souhait, à l'image de l'esprit des deux tantes septuagénaires,
l'auteur inocule dans son récit juste ce qu'il faut pour nous faire rire
de leurs rancurs à trois sous et de leur jalousie réciproque.
Et face à la toile des conventions, des non-dits et des frustrations
où les vieilles s'engluent, Pierre et sa fille, par leur curiosité
et leur goût pour l'imaginaire, incarnent la liberté, l'air.
Mais, avec subtilité et intelligence, Caroline Sers, déplace
ici son sujet, abandonnant presque ses personnages et son thème universel
des brouilles générées par les héritages quelle
que soit leur importance, pour aborder la question du présent gangrené
par les traces du passé, de la nocivité possible du souvenir et
de la nécessité de faire la poussière, parfois, dans sa
tête et son cur.
Elle pousse en cela chaque lecteur à faire son propre inventaire et à
s'interroger sur les toiles d'araignée qui l'encombrent.
Puis, en lien avec tout cela et de façon fort originale, après
avoir fait une place de choix à la lecture et à l'imaginaire,
elle nous concocte une chute qu'il serait dommage de déflorer, ouvrant
une fenêtre sur le monde très contemporain du virtuel.
Un récit court, dynamique et prenant, à la construction rigoureuse,
porté par une langue précise et vive qui joue en permanence de
la tension entre ouverture et enfermement, présent et passé.
Un roman de facture classique diablement efficace, qui sait s'appuyer sur des
personnages pour nous raconter une histoire tout en nous tendant malignement
un miroir. Réussi.
Dominique Baillon-Lalande
(17/04/14)