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Hubert MINGARELLI


La route de Beit Zera



Stepan Kolirin, un vieil Israélien, vit seul  en lisière de la forêt près du lac de Tibériade, à la frontière de la Palestine. La maison est isolée et il n'a pour compagnie qu'une chienne à laquelle il s'est attaché. 
Depuis qu'il a perdu son travail à la gare de Beit Zera, Stepan, pour survivre, façonne des boîtes en carton qui lui sont payées, fort mal, à l'unité. Un travail répétitif et astreignant qui l'empêche heureusement de ruminer ses pensées noires. Eran Samuelson, le Juif polonais avec lequel il s'est lié d'amitié lors de son service militaire et qui lui a fourni ce travail, vient chez lui une fois par mois pour récupérer le fruit de son labeur.
Il en profite pour lui apporter de la ville la nourriture et les articles de première nécessité dont son ami, qui vit maintenant frugalement et reclus, aura besoin pour les semaines à venir.
Une visite qui pour les vieux copains est l'occasion de passer la soirée à boire et à évoquer les souvenirs aigres-doux de leur jeunesse à Jaffa quand ils contrôlaient les Palestiniens aux postes-frontières.
« Ils fouillaient les Arabes à midi. La chaleur montait de la route comme de l’eau chaude d’un bassin. [...] Ils étaient une centaine à attendre leur tour pour entrer dans Jaffa. Soudain un vieillard sortit de la file, s’avança, passa à côté de Stepan et Samuelson sans un regard, sans l’ombre d’une crainte, et s’éloigna. L’officier leva une main et posa l’autre sur son étui à revolver. Stepan et Samuelson, abandonnant les deux qu’ils fouillaient à ce moment-là, se redressèrent, fixèrent un moment le dos du vieillard qui s’en allait sans les craindre, puis éclatèrent de rire, et tous les Arabes qui attendaient leur tour éclatèrent eux aussi d’un rire si extraordinaire qu’il couvrit celui  de Stepan et Samulson. L’officier devint rouge de colère, mais demeura muet. Il faisait trop chaud. »

Dans l'intimité de sa cabane, Stepan écrit aussi chaque jour à son fils unique Yankel, parti vivre il y  neuf ans à l’autre bout du monde. Un éloignement rendu inévitable par le meurtre que le jeune soldat, effrayé par la nuit sur la route de Beit Bera, a commis sur un ouvrier arabe.
Par amour filial et en souvenir de la peur, la haine, la honte ou la compassion qu'il a lui-même ressenties quand il contrôlait autrefois les Palestiniens au poste-frontière, le père n'avait pas condamné le coupable mais l'avait secouru. 
Il« écoutait et sa tête lui tournait, parce que ces mots qui lui entraient dans le cœur étaient siens. C'étaient ses propres mots prononcés à voix haute qu'il entendait de la bouche même de son fils, tandis que l'ampoule au-dessus d'eux se balançait. [...] Yankel parlait bas, et ses mains toujours dans celles de son père étaient comme deux animaux peureux. [...] Voilà ce qu'il murmurait et que Stepan savait déjà : il s'endormait chaque soir avec tous ceux qu'il avait arrêtés et fouillés, dans la rue, aux barrages. Il emportait dans son sommeil leurs regards indiciblement vides, dissimulant leur haine. Et au réveil il avait peur de tous ces hommes et les haïssait comme eux le haïssaient. »
Et c’est cet homme-là que son fils avait tué sur la route, croyant voir une arme dans sa main.
Alors, pour lui permettre de fuir la justice, il l'avait aidé à se cacher dans la forêt le temps que les recherches soient déclarées vaines et qu'il parvienne à trouver un moyen pour quitter le pays.
Un plan finalement couronné de succès mais un déchirement pour Stepan accompagné d'une condamnation à la solitude à perpétuité.
Depuis, quand le vieil homme travaille ou que le sommeil le fuit, il aime à imaginer la vie de son fils en Nouvelle-Zélande et partager par écrit ses journées et ses pensées avec lui. Quelques billets mis de côté chaque mois lui donnent l'espoir de pouvoir revoir ce fils aimé, là-bas, une fois, avant de s'éteindre.

Mais, alors que personne d'autre que Samuelson n'a depuis longtemps franchi la distance qui le sépare de la ville, un après-midi où il prend le soleil avec sa chienne devant la maison, il surprend un jeune Arabe à la lisière de la forêt qui les observe immobile. Plusieurs fois l'adolescent reviendra mais il faudra du temps pour qu'il ose enfin s'approcher.
C'est le chien qui semble l'objet de sa fascination et c'est, dans un mouvement d'attirance  réciproque, l'animal qui en premier ira vers lui.
Stepan, tout d'abord indifférent finira par s'habituer à la présence silencieuse du garçon jusqu'à lui permettre d'accompagner la chienne en forêt pour sa promenade.
Une visite et un rituel qui finalement divertissent et soulagent le vieil homme, au point de se surprendre parfois à guetter l'apparition de l'étrange gamin derrière les arbres.

Un an durant, la scène se répète. Mais rien, jamais, ne suspend le vol du temps et quand la vieille chienne à bout de forces ne parvient plus à se traîner, son maître sait qu'il ne pourra différer très longtemps l'euthanasie capable de soulager sa fidèle compagne de ses douleurs et de la paralysie qui la gagne.
« Le soir tombait quand il sortit sous la véranda en portant la chienne dans ses bras. Il sentit l'odeur du thym, il sentit le vent de l'été, descendit les trois marches et se dirigea vers la forêt. »

On retrouve ici les thèmes chers à Hubert Mingarelli : la guerre, l'amitié entre hommes et la nature. L'auteur n'en finit pas d'évoquer, toujours par la marge, les conflits qui minent notre monde (ici le conflit israélo-palestinien) et les traces indélébiles et destructrices qu'ils laissent chez ceux qui en sont acteurs et victimes.
Et si La route de Beit Zera s'inscrit dans la continuité des autres romans publiés par l'auteur  – justement primé pour leur sobriété, pour l'humanité qui s'en dégage, pour l'intensité, la pudeur et la lenteur qui les caractérisent –, la force émotionnelle et le pouvoir de fascination qu'exercent progressivement, indiciblement, l'univers et l'écriture de Mingarelli, loin de s'éroder avec cette déclinaison obstinée de livre en livre, restent intacts voire semble s'en trouver renforcés et amplifiés.

Dans ce nouveau huis clos en pleine nature, certes au bord du monde mais pas assez loin du bruit des armes qui tonnent à la frontière pour pouvoir les oublier, si le jeune Arabe silencieux et le vieil Israélien, solitaires, énigmatiques et émouvants, incarnent symboliquement les camps qui s'affrontent, l'affection qu'ils portent tous deux au chien apatride et indistinctement attaché à ceux qui l'aiment, les réunit. Une relation forte et empreinte d'innocence qui parvient temporairement à neutraliser les rancœurs et renvoyer dans l'ombre les fantômes des morts et des assassins.
Yankel, qui n'est présent ici que par la mémoire et l'indéfectible amour du père, prend le rôle du double, coupable d'avoir tué sous l'emprise de la peur lors d'une guerre qui brouille les valeurs, pourrit l'existence des populations et gangrène les rapports humains. En cela il questionne la responsabilité du jeune soldat inexpérimenté à l'aune de la violence imposée au quotidien et du pouvoir qui a armé son bras. Cela fait de Yankel, plus qu'un personnage sensible doté d'une réalité personnelle, le pur produit du contexte auquel il a été confronté, l'incarnation même de l'absurdité de ce conflit qui détruit toute humanité de part et d'autre.

Dans ce roman tout en nuances qui cisèle les silences comme des points d'interrogation ou  de suspension, l'auteur fait une place majeure aux doutes, à l'incompréhension et à la confusion qui fragilisent et perturbent des protagonistes sous pression, chez qui peur et haine se sont substituées à la pensée. Face à ce déséquilibre, les mots simples choisis par l'auteur pour exprimer la douleur, la solitude mais aussi la fraternité, l'amour filial et la tendresse, deviennent précieux, sonnent juste et nous atteignent en profondeur. 

Hubert Mingarelli, au sommet de son art, creuse ici, entre Histoire et intimité, le sillon de la guerre vécue et vue de l'intérieur, à hauteur d'homme. Et de ce matériau sombre et terrible, de cette souffrance, il fait un récit troublant, secret et lumineux, dont la petite musique, le rythme et l'apparente simplicité, envoûtent et perdurent au-delà des mots. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(11/05/15)    



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Lectures









Éditions Stock

(Janvier 2015)
162 pages - 16 €









Hubert Mingarelli,
né en 1956, a déjà publié une vingtaine de livres et obtenu plusieurs prix dont le Médicis en 2003 pour Quatre soldats.



Prix Médicis 2003   





Bio-bibliographie
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