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Hubert MINGARELLI


L'homme qui avait soif



Au Japon, pendant l'occupation américaine de 1946, Hisao Kikuchi, un œuf de jade destiné à sa promise caché dans sa valise, prend le train pour Hokkaido. Pour celui, démobilisé depuis peu de temps, qui a servi son pays privé d'air et de lumière à creuser sous la montagne un réseau de souterrains destinés à protéger l'armée japonaise de l'ennemi, la soif est devenue une obsession. "A tout moment elle prenait forme, devenait vivante" et Hisao alors n'était plus "qu'une bête prête à tout pour quelques gouttes d'eau lapées dans une flaque".

Alors qu'il descend du train pour étancher sa soif auprès d'une fontaine parcimonieuse installée sur le quai qui peine à lui emplir les mains, le train repart avec sa valise. "Hisao Kikuchi s'était couché sur le côté et ouvrait la bouche sous la pierre d'où l'eau gouttait. […] Une goutte, deux gouttes, il pouvait les compter. Il en tombait si peu que c'était une douleur dans sa bouche. Il avait envie de manger la pierre, comme si l'eau avait été à l'intérieur. […] Il regardait fixement l'eau dans le creux de sa main. Elle était sa vie et son bonheur. Elle était plus importante que la Patrie et le pays natal, plus belle que Shigeko, bien que dans son imagination, cette dernière l'était déjà beaucoup."
A peine désaltéré, désespéré et espérant que son voisin de voyage déposera son bien au prochain arrêt, il se met donc en marche, longeant les rails.

Ses nuits sont habitées par le fantôme de Takeshi, compagnon de la mine au quotidien, mort sous ses yeux lors de l'effondrement sous les bombardements ennemis de la montagne de Peleliu qui les abritait tous. Un tunnel jonché de cadavres où "la douleur qui les avait réveillés grandissait à l'intérieur d'eux comme un animal monstrueux. Et l'odeur, ils la mangeaient par le nez, par la bouche. Elle était devenue une matière, tout comme les ténèbres, et semblait nourrir l'animal à l'intérieur d'eux."
La voix pure et frêle de Takeshi – et les chants qu'il inventait pour parler de "leur vie à l'intérieur de la montagne" dans l'obscurité et la poussière, les accompagnant doucement vers le sommeil, – s'est tue à jamais. C'est elle qui, avec les lettres et les mots Shigeko, la correspondante de guerre assidue qu'il va rejoindre, lui permettait de supporter la dureté du travail physique, la peur, la soif et la folie tapie dans l'obscurité.
Lui, c'est à la chance et au soldat étranger qui lui a tendu sa gourde quand il a réussi à s'extraire du chaos de pierres, qu'il doit son salut. Madame Taïmaki, la logeuse qui l'a aidé à se remettre sur pieds, a pris le relais, lui insufflant l'énergie nécessaire pour quitter ces lieux maudits où reposait l'âme de son ami, pour se tourner vers l'avenir et rejoindre celle qui l'attend.

Tandis que le souvenir de Peleliu et de Takeshi mine Hisao et que la soif lui fait perdre la raison, le lecteur suit les péripéties auxquelles il doit se livrer pour tenter de retrouver et de récupérer sa valise.
L'histoire va désormais suivre deux directions : la course au présent du rescapé le long de la voie pour rejoindre la gare où il espère retrouver le cadeau destiné à sa fiancée inconnue, comme un gage ou un garant d'un possible bonheur à venir, et, d'autre part, le poids d'un passé sombre et traumatisant qui ravage ses nuits.
Cheminer lui permet de voir à nouveau la beauté des paysages et de renouer avec ses semblables. A l'image des échanges réconfortants autour du thé du matin avec Madame Taïmaki, le vieillard qui n'a pas le courage d'abattre son chien avant de s'éteindre et lui indique le chemin de la gare, les sans-abris avec lesquels il partage un poisson fraîchement pêché une nuit sur la plage autour d'un feu, lui accordent avec bienveillance l'aide nécessaire pour poursuivre sa quête.
De quoi, peut-être, éloigner les cauchemars nocturnes et trouver l'oubli nécessaire à la construction d'un avenir commun avec celle qu'il va rejoindre.

Un nouveau roman de Hubert Mingarelli est toujours un pur bonheur. Celui-ci reste fidèle à sa veine habituelle, par son atmosphère intemporelle et le fil de l'errance qui le guide.

Cette fois, c'est le voyage d'un personnage traumatisé par la guerre (thème récurrent de l'auteur) à travers le Japon de 1946, que le lecteur est invité à suivre.
Hisao est un être simple, fragile, sensible, solitaire et renfermé, confronté à une réalité qui le dépasse mais qui se bat contre le désespoir, se débat contre ses fantômes et s'obstine à chercher la lumière.

De la même façon qu'à Peleliu la puissance de l'amitié – thème privilégié par l'auteur de roman en roman – et la voix merveilleuse de son compagnon lui faisaient oublier l'enfer et la souffrance, dans le pays ravagé par le chaos et déshonoré par la défaite qu'il traverse ensuite, la fraternité des rencontres de passage parvient à le sortir de son isolement, concourt à le libérer de ses angoisses et à cicatriser ses blessures.
Chaque personnage, mort ou vivant, est ici intensément habité. Et si l'univers qui entoure le personnage central est, comme toujours chez l'écrivain, essentiellement masculin, on y voit apparaître cette fois des personnages féminins, comme la logeuse d'Hisao ou Shigeko sa future épouse, qui occupent dans le récit une place toute particulière. Ce sont des figures apaisantes, combinaisons magiques de force et de douceur, qui constituent un refuge et représentent l'espoir face à la mort et la violence des images qui obsèdent le héros. Tout comme la nature, ce sont des éléments qui incarnent la vie et la lumière face à la mort et la noirceur de la guerre.

Le récit est structuré par des allers-retours entre la narration du voyage d'Hisao, ponctuée par divers aléas et des pauses salvatrices, où réflexions intérieures, observations et dialogues s'imbriquent étroitement, et, d'autre part, la résurgence des souvenirs douloureux dans la montagne de Peleliu auprès de Takeshi.
Les phrases courtes restituent à merveille le rythme et le souffle même de cette course tout en traduisant les tensions et le trouble qui agitent le survivant. Et quand la douleur, le manque mais aussi l'obstination, laissent place à la contemplation de la beauté immuable de la nature, à la solidarité qui lui réchauffe l'âme et au rêve d'un avenir partagé avec Shigeko, les phrases s'alanguissent et se font plus descriptives, poétiques parfois.
L'ensemble, porté par l'écriture puissante et musicale d'Hubert Mingarelli qui, dans son goût pour la simplicité, la sobriété et l'ellipse, sait charger chacun de ses mots, choisis avec un soin extrême, de sens et d'émotion, est à déguster avec lenteur.

Un roman initiatique nimbé d'humanité qui questionne sur la résilience et la reconstruction.
Un récit lumineux et envoûtant à lire de toute urgence.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/04/14)    



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Lectures









Éditions Stock

(Janvier 2014)
180 pages - 16 €



Éditions J'ai lu

(Mars 2015)
156 pages - 6,40 €









Hubert Mingarelli,
né en 1956, a déjà publié une vingtaine de livres et obtenu plusieurs prix dont le Médicis en 2003 pour Quatre soldats.



Prix Médicis 2003   





Bio-bibliographie
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