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Philippe LACOCHE

La Maison des girafes


Encore une histoire de passion, à la première personne qui plus est, donc tout pour mettre ma méfiance en éveil mais voilà, bien vite, ce livre se révèle être bien autre chose.

Certes il y a tout d'abord la « Dissection d'une passion amoureuse », histoire de l'amour intense d'un journaliste quinquagénaire travaillant dans un quotidien régional pour Babe une étudiante de 25 ans, stagiaire au journal. «  Babe incarnait pour lui la féminité. Babe , avec son blouson de mauvais cuir, incarnait aussi un fond de rock'n roll qu'elle n'osait afficher au grand jour. Une folie rentrée qui ne demandait qu'à éclore. Il se disait que ses bras de vieux chat de gouttière étaient bien capables de la faire s'épanouir. » Dans le domaine des conquêtes, elle n'a rien, malgré sa jeunesse, à lui envier et ils transforment les lieux qui abritent leurs amours en “Château d’amour” ou “Maison de maîtres câlins”. Lui perd vite la raison. « Les jeunes femmes d'aujourd'hui n'ont pas besoin de maitres-penseurs pour aspirer à jouir de leur liberté. (…) Elle tient à sa liberté de jeune lionne comme à la pointe de ses tétons. Gare à celui qui voudrait l'en priver. Babe ne ferme jamais la porte quand elle est aux toilettes ; c'est un signe d'ouverture d'esprit. Impudeur émouvante. Babe aime l'amour, le plaisir et les hommes. (...) Aimer Babe contribue à tuer la banalité de l'existence. » Ensemble, ils réinventent l'amour et la vie, rejetant en bloc les conventions et la routine dans un mélange délicat de plaisirs, de caprices et de chamailleries.

Mais Babe et celui qu'elle nomme "Bad Guy", entre leurs jeux érotiques, et c'est là que le récit prend une teinte différente, sillonnent les routes de Picardie, couvrent pour le journal divers événements culturels comme des salons du livre ou des concerts rock, font des rencontres insolites. Une façon de voir de l'intérieur comment travaille un "localier" dans une ville de province, ce journaliste de proximité souvent snobé par la "grande" presse mais essentiel au lien social.

«  Défilaient dans ma tête des faits divers sordides que j'avais découverts au fin fond du Marquenterre, du Ponthieu , ou dans les recoins de la baie de Somme. Assassinats, meurtres, infanticides, braquages violents. Et ces audiences interminables au tribunal de grande instance. La rugosité du bois de la petite table de presse, la chaise inconfortable. Je me voyais rêvasser mollement le temps de quelque affaire peu intéressante ; la lumière déclinait. Ce devait être le début de l'hiver. Et je me demandais ce que je faisais là à écouter les misères du monde. »

Émerge alors un portrait sensible, plein de tendresse et d'auto-ironie mais toujours juste d'un honnête homme : «  Il aimait son travail de journaliste, pas assez cependant pour sacrifier sur son autel une passion ou une amitié ; il adorait la littérature, mais eût pu la délaisser pour une virée au bord de mer avec des frères de bar ou une jeune fille. Et surtout il se contrefichait de son ascension sociale et du regard des gens. »

Une façon aussi pour l'auteur d'explorer des chemins de traverse comme son enfance dans les quartiers populaires de la ville ferroviaire de Tergnier, sa jeunesse de musicien de rock'n roll, de dire les petites gens du milieu rural.

En toile de fond de cet amour, même au temps du bonheur, il y a toujours chez le héros l'intuition que l'histoire finira. Et mal. « Vingt trois ans ! T'es vraiment dingue. Ça ne durera pas, prédit, un peu salaud, mon copain écrivain alors que nous quittions la brasserie. Je ne pris même pas la peine de lui répondre. Je ne voulais rien entendre. Juste le son de ta voix, Babe. Et sentir la fraicheur de ton mufle de petite bête au creux de mon cou. » «  Je sentais le vent tourner de notre passion. D'un naturel optimiste, je ne pensais point au naufrage ; je nourrissais cependant de légitimes inquiétudes. Je noyais celles-ci dans l'alcool. » « On est souvent con quand on est fou amoureux. J'eusse dû au contraire la féliciter, remercier ce garçon qui me la rendait un peu fatiguée, certes, mais si mignonne, et profiter avec gourmandise de toute cette candeur offerte. Avec le temps on apprend à se conduire en amant élégant, non jaloux, partageur, rompu à toutes les situations. Les très jeunes femmes réclament des services de barbons de mon espèce pour qu'ils les libèrent de leurs chaînes et qu'elles puissent se faire, de temps en temps, croquer par des jeunes loups. Elles ne veulent pas de vieux amants qui se conduisent comme de jeunes coqs. Babe rêvait d'un amant bonasse, doux, revenu de tout, permissif. Il me manquait quelques mois d'existence. C'est ainsi. »

Les années passent, les moments hors du commun se raréfient, la rupture est annoncée puis consommée. La douleur du narrateur est à la mesure de la passion éprouvée : intense, violente. Il se réfugie alors dans l'alcool et les médicaments ce qui lui inspire de très belles pages sur l'alcoolisme et les bistrots locaux. Mais avec pudeur, si le narrateur berce sa douleur, il fait très vite glisser le roman vers un registre autre, plus proche des classiques qui l'ont nourri comme Roger Vailland, Henri Calet, Jean Giono ou quelques autres.

« On ne lutte pas contre le temps qui passe, ni contre l'amour qui n'est plus. On se raccroche à la littérature ; on se cache derrière la fiction. On se recroqueville plutôt. Le froid arrive et on comprend enfin que le printemps ne reviendra jamais plus. »

Par son rythme et des ruptures avec la chronologie classique judicieusement utilisées, qui le font passer d'une époque ou d'une anecdote à l'autre sans jamais que l'on ne se perde dans ces errances sentimentales, il s'éloigne de l'auto-fiction et atteint une universalité et une humanité singulière. Le récit peu à peu se transforme en prétexte à évoquer ce qui tient ce dandy élégant et sensible de livre en livre : l'amour de la littérature. « Ses gouts littéraires le poussaient à détester le nouveau roman et tous ceux qui pensaient que les thèses, les dogmes, l'université et la recherche devaient mener la littérature par le bout du nez. Il méprisait aussi cette littérature née dans la souffrance, ou celle qui voulait bien penser, penser généreux, penser respect de l'autre et tout le toutim. La littérature était bien au-dessus de la mêlée. Au-dessus de la politique, de la morale, de la raison. Pour lui elle n'était qu'élan, fugue, coup de poing dans la gueule, fille enlevée, kidnappée, étreintes de fou dans des lieux de fou. » Quand l’amour s’évanouit, demeure la littérature... la musique, le regard bienveillant sur son entourage et les petits de ce monde.

L'auteur jongle entre langue classique avec utilisation du passé simple et d'un vocabulaire choisi et le langage brutal, imagé et provocateur comme les paroles d'un vieux rock'n roll. Il semble ainsi, dans une dernière pirouette, s'amuser à séduire encore et toujours, nous, Elle, autant qu'à se dire lui-même dans sa passion. Une élégance, une pudeur, un jeu, un désespoir jubilatoire qui l'empêchent définitivement de se prendre au sérieux ou de tenter de nous apitoyer sur son mal d'amour.
Il en résulte un livre étrange , riche, entre sentimentalisme, érotisme, érudition et humanité qui respire aussi fortement l'appétit de vie que la désespérance, qui obstinément, chaleureusement, sensuellement joue de toutes les émotions.
Un auteur dont la musique personnelle s'affirme de roman en roman et qu'il est bien plaisant d'accompagner dans le sillon qu'il trace modestement mais obstinément dans la littérature.

Dominique Baillon-Lalande 
(13/01/10)    



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Éditions Alphée

194 pages, 13 €








Photo © Arnaud Plancq
Philippe Lacoche

est né en 1956 à Chauny, dans l'Aisne. Romancier, nouvelliste et parolier, il est l'auteur d'une quinzaine de livres. Journaliste (le Courrier Picard, le Magazine Littéraire...), il vit à Amiens, en Picardie.




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