Philippe LACOCHE

Des petits bals sans importance


"Rico reposait là depuis plusieurs mois. Il y avait sa photographie en noir et blanc dans un médaillon. (...) juste en dessous une plaque avec une inscription : A toi Rico l'accordéoniste; puis une autre plaque, sans inscription celle-ci, mais illustrée d'un dessin naïf gravé dans le marbre. ( Il représentait un pêcheur qui tenait une gaule.) Avec les années Rico s'était donc mis à aimer la pêche ; cela me fit d'abord sourire, puis m'émut. Mon regard se posa sur sa photographie. Une bonne tête de fils d'ouvrier. J'entendis alors son accordéon égrener une mélodie lasse de fin de soirée."

L'ex-guitariste de l'orchestre des Hans Eder remonte son col dans la brume et se laisse submerger par le souvenir des moments partagés avec cet ancien complice, camarade de collège et de flippers au café de la poste, musicien "qui avait de l'oreille et du cœur" avec lequel il avait, dans les années soixante-dix, écumé la campagne picarde, de salle en salle, pour se produire dans des "petits bals sans importance". Troquer les plagiats des Who et des Kings entre adolescents dans la cave enfumée pour le bastringue, avec son ambiance musette, variétés et baston en option, pour pouvoir se payer la Gibson de ses rêves."Et tandis que j'égrenais sur ma guitare les accords aigres de laisse-moi t'aimer ou rien qu'une larme, je rêvais aux envolées symphoniques de Van des Graaf Generator, aux mélodies de King Krimson, aux folies dadaïstes de Gong et aux inventions jazzy des Soft Machine." Il ne se doutait pas alors que, au-delà de ces contrats eux-mêmes, cette immersion dans le milieu de la musique populaire et l'accueil en son sein par cette tribu de saltimbanques à temps partiel, jetée sur les routes dans de vieilles carcasses aléatoires, jouant sur des scènes souvent improbables pour des cachets dérisoires, deviendraient à ce point indissociables de sa jeunesse. Une initiation au monde des adultes, vécue à la petite semaine, émaillée de déceptions mais aussi de joies fortes d'avoir vingt ans, de se sentir libre et d'être ensemble. Odeurs, refrains, fous rires lui reviennent en mémoire, affluent en désordre en tableaux tendres et mélancoliques. Florilège de petits riens qui font toute une jeunesse et tiennent chaud au cœur.

Ému par cette visite au cimetière et son retour sur son passé, le narrateur décide d'enquêter sur la vie et la mort de l'accordéoniste perdu de vue après l'époque des baloches du week-end. "Car la vie n'a rien d'une chanson ; il n'existe pas de vitrier pour recoller les morceaux des existences brisées. De Rico, mon copain musicien, et de Simon, mon cousin des champs, mon jeune homme seul de Reims, tous deux morts, il ne reste plus que des éclats de rire, des morceaux de vie pilée qui écorchent la mémoire quand les accordéons rient les soirs de 14 juillet." Un plongeon dans l'époque révolue de sa folle jeunesse, doux amer mais teinté du regret de s'être contenté de cette légèreté juvénile qui vous maintient parfois à la surface des choses, de cet appétit de grandir qui vous fait croquer la vie sans prendre le temps de partager. Culpabilité d'avoir tourné la page trop vite et d'avoir abandonné à son sort, sans s'être posé la moindre question, ce gitan au grand coeur. Envie de découvrir la vérité de Rico ex-CRS à l'accordéon, comme un dernier hommage qui lui serait rendu. Une occasion peut-être pour le narrateur de "payer sa dette", de rattraper ses abandons et ses petites trahisons du passé, de se réconcilier avec lui-même.

Un récit sans prétention mais non sans profondeur qui replonge le lecteur dans une époque bien précise, avec ses objets (queue de tigre accrochée sous le rétroviseur de la vieille 404, flipper, bière "Porter"), ses morceaux de rock et ses succès à la mode, à la façon d'un "je me souviens", inventaire très musical à régaler les cinquantenaires.

Mais ce témoignage, nimbé de nostalgie d'un monde aujourd'hui disparu sait prendre par sa sensibilité et sa force une dimension universelle et intemporelle. L'auteur nous livre pudiquement, avec tendresse et élégance, des tranches de vie qui disent simplement l'être humain avec ses forces et ses faiblesse, ses rêves et ses désillusions, en lutte avec ses espoirs et ses démons. L'air de rien, c'est un peu lui-même, c'est aussi une part de chacun de nous qu'il dévoile à travers ses personnages. L'émotion est au rendez-vous et l'on accompagne avec bonheur l'adolescent musicien de village en village, de salles des fêtes enfumées en comptoirs de bar, puis l'homme adulte de retour sur les lieux de son passé dans ses déplacement désordonnés et inquiets en quête de la vérité, vers l'aube qui se lève quand "les eaux stagnantes du canal [sont] d'un vert céladon, un vert plein d'espoir" et que l'on est enfin en paix avec soi-même.

Que le Castor Astral soit remercié pour la réédition de ce roman publié en 1997 au Dilettante et introuvable depuis longtemps. C'est une merveilleuse occasion de découvrir ou de retrouver l'univers et la personnalité attachante d'un auteur qui, de Cité Roosevelt (1993) à Les yeux gris (2006), a su tisser des fils d'un livre à l'autre pour, à partir de ses souvenirs, nous dire en musique le monde qui l'entoure.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/04/07)    



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Le Castor Astral
105 pages, 7 €



www.castorastral.com






Philippe Lacoche est né en 1956 à Chauny, dans l'Aisne. Romancier, nouvelliste et parolier, il est l'auteur d'une quinzaine de livres. Journaliste (le Courrier Picard, le Magazine Littéraire...), il vit à Amiens, en Picardie.




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