Georges-Olivier CHATEAUREYNAUD

Les intermittences d'Icare



Les éditions du Chemin de fer, créées en décembre 2004, publient des ouvrages à deux voix, issus d'une rencontre inédite entre un auteur et un artiste.
Les intermittences d'Icare établit un dialogue entre Georges-Olivier Châteaureynaud (nouvelliste et romancier plusieurs fois présenté sur notre site, lauréat du prix Renaudot et du prix Goncourt de la Nouvelle) et Frédéric Arditi un artiste qui "grave, découpe, cisèle et recolle des motifs empruntés aux craintes contemporaines". Ici, les illustrations accompagnent très bien la nouvelle, avec une présence presque permanente d'une trace de rouge (tache, croix ou même lapereau) sur des dessins au trait de Bigoudènes à haute coiffe, d'insectes, de soldats ou de personnages en lien avec le texte.

Le narrateur de cette étrange histoire – toujours le goût de l'auteur pour un fantastique onirique – est un homme approchant de la fin de sa vie qui décide de révéler un phénomène insolite apparu trois fois pendant son existence : la possibilité étonnante de s'élever dans les airs.

La première fois, c'était dans l'enfance où, comme dans Les Ormeaux (nouvelle reprise dans Singe savant tabassé par deux clowns), il vivait seul avec sa mère. Ils étaient en vacances en Bretagne et le narrateur nous explique – avec une de ces formules concises et imagées que nous aimons tant chez l'auteur – pourquoi ils devaient se déplacer en autocar. "Ma mère n'avait pas de voiture. C'était comme si, en nous quittant, mon père nous avait abandonnés sur le bord de la route".
L'été de ses neuf ans, donc, sur une plage bretonne, il vit sa première expérience icarienne. "Un instant j'étais soumis au joug de la pesanteur, et l'intant d'après j'en étais libéré. […] Sans le vouiloir, par le seul effet du vent et de mes gesticulations, je m'élevai en un clin d'œil de deux mètres." La plage est quasiment déserte, sa mère est occupée par sa lecture sous le parasol, personne n'est témoin de ce prodige. Lorsqu'il se retrouve sur le sable, il veut aussitôt montrer à sa mère son nouveau pouvoir mais rien ne se produit et cela confirme seulement le jugement qu'elle porte sur son fils, "un enfant terriblement imaginatif".

Le temps passe sans que le miracle ne se renouvelle. "Douze ans s'écoulèrent durant lesquels j'arpentai le fond de la vie en scaphandrier abondamment lesté". Et puis, alors qu'il a maintenant vingt et un ans, deuxième lévitation. On est à la veille de la deuxième guerre, il a rencontré une infirmière, Lorella, et ils sont au lit dans une chambre d'hôtel. Alors qu'elle est endormie, "je me sentis me déhaler du sol et m'élever dans les airs". Le vol est de courte durée et il préfère se taire, ne sachant comme la jeune femme pourrait régir.

La guerre les sépare, il en revient après quatre ans de stalag, elle meurt sous un bombardement. Il épouse Fulvie et devient père sans oublier Lorella. "Il m'est arrivé, en regardant jouer nos enfants, d'imaginer à travers eux ceux que j'aurais eus de Lorella si les Stukas avaient respecté les conventions internationales un certain jour de juin 40. Je les aimais aussi, ces enfants jamais nés. Voilà des choses qu'il vaut mieux garder pour soi. Il ne ferait pas bon confier à ceux qui sont nés qu'ils ont des demi-frères fantômes, des demi-soeurs en pointillé, comme des ombres de leurs propres ombres, qui leur lancent depuis les limbes tout proches des regards d'envie... On se retrouverait à l'asile pour moins que ça."
Et à nouveau, le temps passe…

C'est à soixante-neuf ans, dans les Landes, qu'il décolle pour la troisième fois alors qu'il grimpe la dune du Pyla en compagnie de sa mère et de Fulvie. "Je m'envolai, comme toujours malgré moi, et me retrouvai flottant au-dessus de la crête, une quinzaine de mètres derrière ma femme et ma mère." Cette fois-ci, son ascension ne passe pas inaperçue mais la réaction n'est pas l'émerveillement attendu. "Elles me contemplaient sans un mot, sans un geste. Tout au plus crus-je lire dans leur regard une très discrète réprobation, comme si, dérangées dans leur conversation, elles avaient pensé chacune à part soi : Est-ce qu'il n'a pas bientôt fini ses bêtises ?"

Un très beau texte, le parcours d'une vie en une cinquantaine de pages, avec ses drames et ses bonheurs, avec comme fil conducteur le souvenir des trois occurrences de cet étrange phénomène, un récit où l'on retrouve avec plaisir l'écriture finement ciselèe d'un brillant nouvelliste.

Serge Cabrol 
(18/04/07)    




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Ed. du Chemin de Fer

64 pages - 15 €


Illustrations de
Frédéric Arditi







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