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Patrícia MELO

Celles qu’on tue


Le roman commence à São Paulo sur une gifle donnée dans les toilettes lors d’une soirée chic entre avocats par un homme beau, cultivé et habituellement charmant mais à cet instant éméché à la jeune stagiaire avec laquelle il entretient depuis un an une relation amoureuse et semblait vouloir s’engager. La jeune Brésilienne stupéfaite et effrayée par l’attitude possessive que révèle ce geste brutal assorti d’insultes refuse d’entendre les piètres excuses de son amant et claque la porte. Le harcèlement téléphonique qu’il lui impose ensuite dans le but qu’elle accepte de le revoir ne fait que renforcer la détermination de la jeune femme à le fuir. Elle profite donc d’une mission d’observateur extérieur proposée en forêt amazonienne par le cabinet d’avocat où elle fait son stage pour quitter la ville. Par chance le projet qui l’attend, assister à tous les procès de féminicides sur place pour en faire remonter les cas les plus emblématiques et nourrir le bilan statistique national dont le cabinet a été chargé par le nouveau gouvernement, est pour elle une belle opportunité professionnelle sur un sujet auquel elle s’intéresse tout particulièrement.

C’est donc à Cruzeiro do Sul dans l’État de l’Acre qui a la réputation de faire exploser le taux de violences contre les femmes et la mortalité féminine, qu’elle aura à suivre l’emblématique meurtre de Txupira, une indigène de quatorze ans violée et torturée à mort par trois suspects. Tous sont des étudiants blancs issus de familles aisées et puissantes de la région. Quand faute de preuves matérielles et de témoins fiables les accusés sont relâchés et l’affaire abandonnée, l’observatrice écœurée comprend qu’il n’y a rien à attendre de ce simulacre de procès ou la justice est faite par des hommes en faveur des hommes. Soutenue par Carla, la procureure qui se montre aussi scandalisée qu’elle par l'impunité généralisée des assassins, la corruption probable des jurés et des témoins par les avocats de la défense, l’évidente pression politique des familles et l’indifférence de l'opinion publique, la jeune avocate décide de reprendre à sa manière et clandestinement l’enquête. Parallèlement la base de données qu’elle a mise en place sur tous les féminicides jugés en Acre en y détaillant ce qu’elle a pu apprendre des victimes et les circonstances dans lesquelles elles ont été tuées pour les transmettre à São Paulo fait froid dans le dos. « Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués et vous nous tuez. Et au tribunal, vous dites que c'est notre faute. Nous, les femmes, nous savons provoquer. Nous savons vous taper sur les nerfs. Nous savons rendre la vie d'un mec impossible. Nous sommes infidèles. C'est notre faute. Au final, qu'est-ce qu'on fabriquait à cet endroit-là ? À cette fête-là ? À cette heure-là ? Dans cette tenue ? Au final, pourquoi avons-nous accepté la boisson qui nous a été offerte ? Pire encore : comment avons-nous pu accepter cette invitation à monter dans cette chambre d'hôtel ? Avec cette brute ? Si on ne voulait pas baiser ? Et ce n'est pas faute d'avoir été prévenues : ne sors pas de la maison. Encore moins le soir. Ne te soûle pas. Ne sois pas indépendante. Ne va pas ici. Ni là. Ne travaille pas. Ne mets pas cette jupe. Ni ce décolleté. »

La complicité amicale qui se développe spontanément entre Carla et l’avocate favorisera la découverte et l’intégration de la jeune femme dans la région sauvage du Nord-Ouest brésilien à l’organisation sociale, à l’économie et aux coutumes bien différentes de ce à quoi la plus grande ville du Sud-Est qu’elle n’a jamais quittée auparavant l’avait accoutumée. En marchant sur les traces de Txupira c’est aussi, par l’intermédiaire du jeune métis Marcos, la mystérieuse et fascinante forêt amazonienne et les rives du rio Juruá qu’elle découvrira. « Elle entendait les grillons crisser, les singes et les cigales faire un énorme boucan. J'ai cru que c'étaient les fameux effets de l'aya, mais la forêt est bruyante, m'a expliqué Marcos, c'est une symphonie continue d'insectes, de cigales et d'abeilles, ainsi que d'oiseaux, de chouettes, d'aras et de toucans, et avec les tapirs, les jaguars et les cochons sauvages, c'est carrément un orchestre : certains croassent, d'autres coassent, les uns bourdonnent, les autres hululent, ceux-ci hurlent, ceux-là stridulent, chacun dans une fréquence particulière, et plus on entre dans la forêt, plus on entend de cris et gazouillis et trilles et sifflements. Surtout la nuit. » Peu à peu, avec la complicité de Marcos la jeune avocate apprend à connaître la communauté indigène de Kuratawa qui depuis toujours y vit à l’écart de l’agitation de la ville, à s’y faire accepter et à y nouer des liens notamment avec la vieille chamane  Zapira.

Pendant ce temps à Cruzeiro do Sul, Rita, militante féministe et journaliste et Denis son frère jumeau ont rejoint la narratrice et son amie Carla dans leur tentative de relancer l’affaire Txupira. Tandis que certains éléments nouveaux semblent se préciser, les intimidations, règlements de comptes et féminicides se multiplient et les cadavres des victimes mais aussi parfois de leurs bourreaux s’entassent…

                               Au Brésil, une femme meurt sous les coups des hommes toutes les six heures et Txupira, quatorze ans, est l’une d’entre elles. Le féminicide inscrit dans la violence du réel, celui-là mais aussi tous les autres, est donc le matériau premier de Celles qu’on tue, témoignagequ’à la première personne du singulier la jeune avocate pleine de sa rage et sa douleur nous livre. Les courtes notices à l'allure de faits divers rapportant des féminicides ou d’avis de décès qu’elle rédige consciencieusement pour le cabinet de São Paulo viennent régulièrement nous rappeler que les viols et meurtres des femmes sont une réalité bien enracinée. L‘auteur y adjoint une féroce diatribe contre la pornographie car « Rien de plus facile que d'apprendre à détester les femmes. Les professeurs ne manquent pas. Il y a le père. L’État. Le système judiciaire Le marché. La culture. La propagande. Mais ce qui l'enseigne le mieux, d'après Bia, ma collègue du cabinet, c'est la pornographie ».
Mais si dans Celles qu’on tue les féminicides s’accumulent et que la jeune avocate fait à leur sujet son travail d’observatrice au tribunal avec sérieux pour le cabinet qui l’emploie, elle ne s’arrête sur aucun d’entre eux et mobilise toute son énergie, sa colère et sa compassion sur Txupira dont, en association avec Carla, elle veut venger la mort en obtenant la réouverture du dossier. Cette position extérieure qui lui permet de dépasser l’émotion initiale en parvenant à établir malgré la nausée qui souvent la gagne une distance clinique avec tous les cas étudiés au tribunal est la seule lui permettant de dégager de ce défilé odieux des constantes, une typologie, des récurrences ou tendances lui donnant une vue statistique mais surtout analytique du phénomène. Il faut comprendre ce qui se passe dans la tête des bourreaux lors de ces enchaînements fatals pour les prévenir et trouver les armes pour les combattre. Cela permet en outre à l’autrice d’éviter le sensationnel ou le scabreux pour ne s‘attacher qu’au cœur de son sujet.  

Il n’en reste pas moins que le récit des sévices subis par Txupira et cette litanie de féminicides égrainée par l’avocate seraient insoutenables s’il n‘y avait cette empathie et cette énergie militante qu’avec Clara elles mettent dans leur combat, si ce récit ne s’ancrait pas dans cette forêt amazonienne si fascinante, si l’appartenance de la victime à la communauté indigène mystérieuse pour nous et semblant elle-même condamnée à disparaître n’élargissait le sujet à des questions environnementales et si au long de cette enquête pleine de suspense ne se devinait pas un arrière-plan très personnel, aussi énigmatique que tragique, chez l’héroïne. « La mort de ma mère était plus que mon identité. C'était un gilet d'explosifs collé à mon corps. »
Tout cela fait de ce livre foisonnant bien autre chose qu’un simple livre sur le féminicide et s’il est tout aussi haletant que ses romans policiers précédents, Patricia Melo sort dans Celles qu’on tue du cadre strict de la littérature de genre qui nous l’a fait découvrir. En élargissant la problématique des féminicides à celle de la violence du pouvoir absolu exercé par les puissants industriels et leurs riches valets blancs (administration, police, chefs de chantiers) sur la population locale pauvre, colorée et plus encore sur les indigènes vivant près de la rivière dans la forêt selon leurs traditions, c’est plus globalement la logique même de domination où s’enracine la brutalité de ces mâles blancs s’octroyant un droit de vie et de mort sur tous en toute impunité, voire avec la complicité des gouvernants, que l’auteur explore et dénonce. « Indigène, dans notre système de castes, dont le sommet est dominé par riche et blanc, se situe en dessous du noir, qui se situe en dessous du pauvre, qui se situe en dessous de femme. La vie des indigènes, dans notre système de castes, a la même valeur que la vie des fous dans les asiles ou celle des enfants plantés aux feux rouges à faire la manche. On chie sur nos Indiens. Ce que la presse aime, en réalité, ce sont les assassins. »

L‘Amazonie, ce « poumon vert du monde », en effet, est aussi un sujet brûlant. Conjuguer le féminicide avec l’exploitation économique de cette terra incognita par ces mêmes puissants sans foi ni loi détruisant à leur seul profit l’écosystème à coups de déforestation, de terrassements et de pollution des rivières, la chasse des indigènes qui y sont nés et ne demandent qu’à pouvoir rester vivre dignement dans leur milieu naturel protégé par les instances internationales, cela ne relève-t-il pas d’un même processus de destruction et de mort ? L’écocide se double donc ici du génocide de la communauté indigène de Kuratawa que la narratrice qui s’y est fait accepter nous dévoile avec respect et émotion. Et ces Indiens d’Amazonie, au-delà de leur part de mystère, dégagent une telle fierté et un attachement si fort à leur histoire collective, leur terre, leurs traditions et leur culture, montrent une telle détermination à les défendre malgré le peu d’espoir qui leur reste, qu’ils forcent son admiration et la nôtre. Zapira, la vieille chamane, guérisseuse, gardienne des cérémonies et mère de tous qui soignera la jeune avocate lors de sa malaria et l’initiera à l’ayahuasca, ce puissant hallucinogène utilisé lors des rites chamaniques qui fera remonter en elle un épisode traumatique de son histoire familiale refoulé depuis l’enfance au plus profond de son inconscient, est un beau personnage de femme puissante. Sont aussi évoqués ici les ravages sociaux que le trafic de drogue engendre dans cet état qui partage une frontière avec la Bolivie et le Pérou. La prédation et le désir de possession qui s’ancrent dans une société où la loi du plus fort ou du plus riche est la règle s’expriment ainsi avec le même égocentrisme et la même violence envers la nature, les ressources naturelles et indirectement la planète qu’envers les communautés indigènes ou les femmes. Difficile de ne pas voir se glisser entre les lignes dans ce livre édité au Brésil en 2019, une référence à la politique menée en Amazonie par Jaïr Bolsonaro, ce président  autoritaire, sexiste et raciste plus tourné vers la croissance économique que la lutte contre la pauvreté (suppression du programme de la Bolsa familia mis en place par F. H. Cardoso et développé par Lula da Silva, ses prédécesseurs) visé pour l‘augmentation spectaculaire de la déforestation en Amazonie sous son mandat par des plaintes auprès de la cour pénale internationale.  

Si cette violence plurielle est ici montrée, disséquée et dénoncée avec constance et brutalité, la sororité lumineuse qui lie la narratrice avec Clara et Zapira et la beauté intemporelle des scènes passées auprès de la communauté indigène dans ce cadre naturel époustouflant qui leur fait écrin, introduisent fugacement dans le récit des pauses de douceur et de gaieté. Jamais l’autrice ne joue avec complaisance sur l’horreur et l’angoisse et Celles que l‘on tue n’est pas un thriller. Son livre est un cri de colère qui nous exhorte au contraire à ne pas avoir peur de cette violence porteuse de mort qu’elle nous aide à mieux comprendre et à anticiper, à éviter peut-être, mais surtout à combattre sans naïveté mais avec détermination pour rompre ce cercle infernal.   

Dans cette dénonciation des inégalités et des injustices qui minent nos sociétés bâties sur la domination, la prédation et la violence sous toutes ses formes, Patrícia Melo en combinant la brutalité d’un réalisme cru et l’exotisme onirique d’une Amazonie fascinante et quasi-magique, nous offre à la croisée de l’analyse sociétale, psychologique et politique, un roman ambitieux d’une grande justesse, dense, puissant, engagé et intrinsèquement universel et contemporain. Un cri de colère fort, hypnotique et saisissant.  

Dominique Baillon-Lalande 
(20/11/23)    



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Patrícia MELO, Celles qu’on tue
Buchet-Chastel

(Août 2023)
304 pages - 22,50 €

Version numé,rique
15,99 €


Traduit du portugais
(Brésil) par
Élodie Dupau










Patrícia Melo,
née à Rio de Janeiro en 1962, a déjà publié une douzaine de livres.

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