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Patrícia MELO

Feu follet


Drame au Théâtre de São Paulo : lors de la première de l’adaptation du Feu follet tirée du roman de Drieu la Rochelle, Fabbio Cassio, vedette célèbre au Brésil pour sa beauté révélée dans de nombreux  rôles de séries TV et acteur principal de la pièce qui vient de se tirer une balle dans la tête comme le scénario l’exige à la scène finale, reste au sol, mort.
Cet acteur-né, comme l’explique avec émotion la mère surprotectrice qui gère sa carrière, ce narcissique, pris dans le tourbillon d’un phénoménal succès populaire auprès de fans hystériques,  avait exprimé peu de temps auparavant lors d’une interview sa profonde joie d’interpréter sur scène  un rôle à sa mesure, dramatique de surcroît. La presse s’interroge. Est-ce un accident, l’homme fantasque se serait-il suicidé ou dans cette mégalopole où la criminalité ne cesse d’augmenter s’agirait-il d’un meurtre ? Un fou comme pour John Lennon, une admiratrice éconduite ou un des sombres règlements de comptes fréquents dans cette société corrompue ?
Fabbio était nerveux ces derniers temps. Couvé par sa mère, harcelé par les groupies, le comédien était soudainement sujet à des pannes sexuelles qui fragilisaient son couple avec la belle Cayanne, actrice TV d’ascendance japonaise. Tandis que sa compagne se consolait avec Claudio, le producteur de Fabbio, lui se réfugiait auprès de Mélanie, une jeune femme devenue escort-girl pour payer ses études. Côté professionnel, ce passage de scénarios TV au théâtre s’avérait une marche plus haute et déstabilisante qu’il ne le pensait. Cela le rendait irascible au point de molester un paparazzi dans un restaurant, acte fort nuisible à son image. Pour couronner le tout, son chien Godzilla venait de se faire écraser. C’était donc une mauvaise passe pour le bonhomme mais de là à justifier un suicide, il restait quand même des doutes.

À l’instant où l’acteur s’effondrait sur le plateau, Cayanne était absente. Elle participait à « La Belle et le Génie », une nouvelle émission de télé-réalité où la belle devait rendre l’intellectuel plus sexy quand lui avait pour mission de relever le niveau culturel de sa partenaire. Mais si Cayanne brillait incontestablement par sa plastique, le challenge pour le reste paraissait quasi désespéré. « Le pire, ce fut quand elle affirma que Confucius était un philosophe français. » Cependant, féroce et obstinée, la bimbo se sentait prête à tout pour faire gagner son duo face aux autres couples, séduire les spectateurs qui arbitraient entre eux et se faire repérer par un « grand ». « Si elle était un adolescent américain, peut-être résoudrait-elle le problème en entrant dans une école et en tuant une douzaine d’élèves. Mais ici, au Brésil, pense-t-elle, il vaut mieux être célèbre. C’est la meilleure vengeance. Elle va devenir une star, présentatrice, actrice, n’importe quoi. Elle a toujours pensé à sa propre célébrité comme à une forme de vengeance. […] Sa célébrité va être une grande éponge qui va effacer tout son passé. » Dans ce contexte la mort de Fabio était presque une aubaine. Quand la starlette qui frôlait de peu l’exclusion évoqua à mots couverts les insuffisances sexuelles du comédien l’audimat grimpa. Les producteurs de l'émission flairant immédiatement la bonne affaire avec cette jolie veuve combattant sa douleur pour rester dans le jeu et ne pas décevoir son public, la gardèrent dans le jeu en se frottant les mains. Aurait-elle été jusqu’à commanditer l’assassinat d’un compagnon qui lui faisait de l’ombre ?  Olga, la belle-mère, n’en doute pas mais sa plus jeune sœur Telma, très proche de Fabbio, semble moins catégorique.

Ce sera à Azucena Gobbi, la responsable du service scientifique de la police chargée de l’affaire, de découvrir la vérité. Même si pour la femme d’expérience sûre d’elle et déterminée le moment est mal choisi : elle vient de trouver sa jeune sœur dans le lit de son mari, père de ses deux enfants, doit en plus de ses filles s’occuper de ses parents de quatre-vingts ans et ses relations avec leur nouveau chef de service, un frileux aux ordres du Secrétariat à la Sécurité, s’avèrent difficiles. La pression des médias bien sûr n’arrange rien. C’est l’hypothèse du meurtre qui rapidement est retenue, mais qui a mis des balles réelles dans le chargeur ?  Pourquoi ? Les suspects se succèdent….

Des meurtres inexpliqués aux relents de règlements de comptes entre flics, indics et voyous version « nettoyage » viennent de façon régulière parasiter l’activité du commissariat ajoutant à la violence et l’insécurité ambiantes des suspicions de corruption. Avec détermination, sans peur et sans concession, Azucena, attaquée comme femme, épouse, mère, sœur et policière, grâce au soutien de son assistant et de quelques collègues et amis, mène tout de front bravant les dangers et le machisme au quotidien.

L’intrigue policière est bien tenue et le suspense entretenu par de nombreux rebondissements dans l’enquête et de nombreux coupables possibles. On s’attache aux pas de cette enquêtrice forte de ses convictions sur la justice mais fatiguée par son quotidien jusqu’à trembler parfois pour elle. Sa colère souvent nous émeut. « Quatre-vingts pour cent des homicides au Brésil ne sont pas élucidés, disait-elle. Au moment de commettre votre crime, suivez ces petites règles toutes simples : ne tuez pas des Blancs, tuez dans l'obscurité et évitez d'être pris en flagrant délit. »

Cependant le vrai sujet est ailleurs. L’enquête d’Azucena, derrière le tableau grinçant mais peint avec humour et drôlerie parfois du monde des médias, des télé-réalités et du show-biz qui constitue le cadre premier de cette affaire dévoile une tout autre réalité. Celle d’une société du divertissement, de l’argent et du paraître qui ne vit que par l’audimat et les réseaux sociaux au détriment du respect des individus. « Si tu es vraiment célèbre, les gens feraient n’importe quoi pour que tu apparaisses dans leurs restaurants. Dans leurs magasins. Ils se battent comme des malades pour que tu portes les vêtements qu’ils fabriquent. Ils t’implorent pour que tu acceptes le nouveau modèle de téléphone qu’ils sont en train de lancer. Ils te supplient d’accepter tout ce qu’ils peuvent t’offrir. En échange, tu dois donner l’impression d’être un intime. Faire une halte à leur fête et laisser les photographes faire leur travail. »
Plus encore, derrière la vie du commissariat, c’est un Brésil aux institutions corrompues où la cupidité des puissants génère et entretient l’injustice, la misère et la violence que Patricia Melo avec indignation et tristesse met à nu et dénonce.

Des digressions et des rebondissements, des incursions dans l’intimité du personnage et des ruptures de tons ponctuent ce thriller urbain au rythme haletant auquel l’expérience de Patricia Melo, comme scénariste TV, dramaturge et romancière mais aussi auteur d’essais sur la criminologie qui maîtrise parfaitement le fond de son sujet comme sa forme, confère l’excellence. 

Un remarquable roman policier, sombre mais illuminé par ce beau personnage de femme et traversé par des moments de tendresse et d’humour, qui nous plonge dans la réalité souterraine de  São Paulo, la ville des affaires si souvent opposée à Rio la ville dangereuse, dans celle dramatique et complexe du Brésil contemporain et, peut-être, considérée à travers un effet grossissant, la nôtre moins exempte de violence et de misère que certains voudraient nous le faire croire.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/06/18)    



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Noir & polar








Actes Sud

Collection Actes Noirs
336 pages - 22 €




Traduit du portugais
(Brésil) par
Vitalie LEMERRE,
Eliana MACHADO













Patrícia Melo,
née à Rio de Janeiro en 1962, a déjà publié
une dizaine de livres.















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