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Alma BRAMI


Ils sont moi, je suis eux


« Je suppose tout, je suis une mère. Les mères supposent tout, même ce qu’elles ne peuvent pas supporter, même ce qui est insupportable.
Je supporte d’être dépossédée de mon temps, de moi-même, et je dois sourire, être radieuse, m’en satisfaire. Il ne faut pas se plaindre. Je les éduque, je les lave, je les soigne, je les écoute, les regarde, les comprends. Attends, explique, embrasse à tour de bras, pour que leurs bases soient solides, qu’ils grandissent bien. »

Le roman d’Alma Brami, Ils sont moi, je suis eux, conte, avec justesse, le quotidien de Sonia qui veut être une mère parfaite, jouant à son insu un rôle social adapté aux contraintes contemporaines. Elle s’en acquitte au mieux mais cela requiert beaucoup de sacrifices et une certaine abnégation pour mener la tâche à bien. Entre rires et nausées, pour équilibrer les plateaux de la balance, un peu de recul et beaucoup de distance sont nécessaires, fignoler avec une grosse pincée de dérision pour ne pas déprimer dès le matin. Mais cela a un prix.

Le commencement d’une journée qui s’annonce épuisante suit une journée précédente elle-même exténuante. Il faut se lever illico au réveil des enfants. « Toute vitesse, sur mes guiboles épaisses, il est loin le temps de la démarche déliée, des fesses impertinentes. » Le petit déjeuner prend des airs dignes des aventures épiques d’Homère. Au sein d’une chamaillerie, combattre la tartine de l’un et encourager la boisson du chocolat trop froid ou trop chaud, garder son sang-froid dans la mêlée en faisant des pancakes. Il faut se presser, l’heure tourne mais le tee-shirt est le terrain d’atterrissage de la confiture qui aurait dû choir dans l’assiette prévue à cet effet attendu. Après une tentative de nettoyage infructueuse, le changer bien sûr, mais c’est le vêtement choisi de haute lutte et à renfort de cris et de pleurs, et finalement, dans un ultime gémissement se faire traiter de méchante. « Les deux se marrent. Ça vous fait marrer ? J’ai l’air de me marrer, moi ? » Et dire qu’il y a d’autres repas : « Encore de la purée, j’aime pas je veux du pain, encore des saucisses, j’aime pas je veux du pain. » Heureusement, les chéris sont désarmants par leur candeur lorsqu’il s’agit de déterminer, sur une échelle de 1 à 5, le degré d’un bobo. Réponse 8. Mais la journée n’est pas terminée !

Les profs, la boulangère, la grand-mère, les parents d’élèves, tout ce petit monde vitupère, condamne, blâme alors que comme toute bonne maman, Sonia n’attend que des félicitations pour le travail scolaire, le savoir-faire éducatif, l’hygiène, le respect d’autrui et de l’écologie, leur créativité, bref un peu d’attention à sa quête du Graal et aux fruits de ses entrailles, et non pas être sur le banc des accusés. Le burn-out de Sonia grimpe et guette en raison inverse d’un moral qui se dégrade. « Puiser dans les ressources que je n’ai plus, marcher dans la vase, assécher les marais ». En fin de compte, Alma Brami relate, avec le sourire, les journées harassantes, déprimantes d’une femme débordée, dépassée ! « Je suis une momie embaumée, les organes aux quatre vents. »

Le propos d’Alma Brami est vif, sensible et son écriture incisive. La drôlerie l’emporte tout au long du récit, contrepoids nécessaire aux injonctions écrasantes venues de toutes parts ou de nulle part. Bien des mamans se reconnaitront, Sonia est une icône, mais ne restons pas à la première et agréable sensation du plaisir de la lecture jubilatoire d’un travail ciselé.

Si l’humour l’emporte, le référentiel auquel Alma Brami porte son attention est aussi l’expression sous-jacente d’une réalité pesante qui doit nous interpeller. La construction syntaxique, martelant par répétition, est une réussite. En recensant ironiquement et intentionnellement les activités maternelles variées, l’énonciation structure ce qui a l’air échevelé et lui donne un sens. Le style rythmé et entêté, rend compte de la dépossession de soi-même, d’une maman qui aimerait, par défaut, avoir la tête vide mais est emplie de préoccupations contingentes et d’angoisses récurrentes. En maintes occurrences, Alma Brami décline ce thème de la dépossession en variant le paradigme. « Je suis un hamster dans sa roue. Un peu d’eau ? Des granulés ? Se tapir au fond de sa cage, sous la fausse paille jaune. Jouer la morte face à l’agresseur, comme les animaux en péril dans la jungle. »

Le texte glisse alors vers une dimension et une profondeur dont l’humour rend déjà palpable cette réalité et la dépasse. Aussi justifié soit-il, l’amour des enfants n’est pas tout s’il devient un dictat et un conditionnement social. Alma Brami décrit un univers clos circonscrit à des actes répétitifs acheminant à l’épuisement spirituel, au manque de repères, voire à la dépression. Autrement dit à une forme d’aliénation. « Ajouter les guerres, la faim dans le monde, avoir honte, souffrir, souffrir toujours autant, la honte en plus. » Un premier degré à distancer en critique sociale d’un jeu de rôle abêtissant ? Le livre d’Alma Brami concerne l’avenir de l’homme qui a intérêt à lire Ils sont moi, je suis eux. Après tout, Ève, Lucy ou Sonia sont nos mères !

Michel Martinelli 
(28/08/23)    



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Mercure de France

(Août 2023)
160 pages - 17 €






Alma Brami
est comédienne et écrivain.
Ils sont moi, je suis eux
est son huitième roman.






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