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Alma BRAMI


J'aurais dû apporter des fleurs



Gérault, cinquante ans, célibataire vient d'être licencié.

C'est alors qu'il croise par hasard Jean-Yves, un camarade de collège, qui l'invite à dîner chez lui.
Il aurait dû apporter des fleurs à Greta, la maîtresse de maison qu'il rencontre pour la première fois, mais à force d'hésiter il arrive les mains vides. Une soirée interminable où il se sent mal à l'aise face à des hôtes qui lui jettent à la figure leur réussite conjugale et sociale et leur générosité, le renvoyant indirectement à ses échecs et sa condition de "pauvre", qui le considèrent avec une commisération encombrante. Gérault tient ici le rôle du con invité comme faire-valoir pour, à part égale, se rassurer et se distraire. Mais, involontaire acteur de ce mauvais film, s'il en accepte le déroulement sans réaction apparente, jamais il n'en est dupe. On découvre à cette occasion que l'humilité et l’apathie qu'il affiche cachent un spectateur à la causticité ravageuse.
Jean-Yves, lui, est ravi. Non seulement le rôle de celui qui a tout et accepte un instant de partager lui sied à merveille mais en plus son jeune neveu venu partager le dessert avec eux propose au chômeur en difficulté une place dans l'épicerie de quartier qu'il vient d'ouvrir. Le type de job nul, accessible sans qualification ni expérience, un taf sans perspectives parfait pour un jeune de 18 ans désireux de se payer ses études ou des vacances, mais Gérault lui, à son âge, vit cela comme une insulte. Il n'en montre rien et par nécessité, la mort dans l'âme et la rage au cœur, il accepte.

Tandis que le jeune prétentieux, heureusement  souvent appelé à l'extérieur pour des missions plus nobles, oscille à son égard entre l'autorité bête du petit chef et la bienveillance teintée de la condescendance qu'on témoigne aux anciens mêmes déchus, Greta passe pour se rassurer sur le sort de son "protégé".
« Pas de prénom, cinquante ans, sous les ordres d'un jeune homme qui aurait pu être mon fils. […] Pas de prénom, cinquante ans, chemise mouillée pantalon poché ventre en B, pas ce soir encore que je serai un héros. »
Mais aucune plainte ne franchira ses lèvres. Gérault, plus sensible à la silhouette qu'aux propos de la femme de Jean-Yves, « ne dit rien, ou alors, merci. Et il rougit. Et transpire. Énormément. »

Sentimentalement, pour l'homme vieillissant, bedonnant, dégarni, sans charme et sans argent, c'est le calme plat. Il a aimé, autrefois, et a été quitté. Aujourd'hui s'il fréquente la gentille Françoise, documentaliste qui l'accueille avec chaleur et attention dans son CDI, c'est par défaut et sans  enthousiasme. Est-ce sa faute si sa silhouette de "boudin", sa quarantaine fatiguée et son parfum bas de gamme le dégoûtent et qu'il se sent incapable de répondre aux élans qu'elle manifeste ?

Chez les autres tout l’excède : la vulgarité, la médiocrité, la "fausse" compassion, leur bonheur ou leur réussite qui le renvoient à son échec et à sa solitude, la sollicitude et la trop grande gentillesse qui semblent attendre en retour reconnaissance, respect ou affection... Mais le misanthrope se garde bien de le leur dire. « Mentir devient quotidien, c'est tellement plus simple que de décevoir. »
Le looser sourit et se retranche derrière l'image d'un homme timide et discret, respectueux des conventions, attentif et gentil, qu'on attend de lui. Il se fait transparent, s'abstrait.
Un robot, un zombi qui offre une façade lisse, acquiesçant aux propos de ses interlocuteurs, acceptant toutes les propositions qui lui sont faites et les ordres qui lui sont donnés, pour gommer le réel et éviter de faire face aux situations.

Et ce n'est pas sa mère qui va l'aider à s'affirmer. Elle présente tous les travers d'une tragédienne frustrée qui se serait bien vue en star. Une veuve possessive et autoritaire qui s'est fait une spécialité du chantage affectif. C'est, à l'heure du roman, une vieille femme acariâtre qui, à défaut de pouvoir journellement déverser sa rancune sur ce fils auquel elle aurait tout sacrifié sans en avoir jamais rien reçu, terrorise l'assistante de vie, pourtant d'une docilité exemplaire, qui vient l'aider à domicile. Bref, un personnage qui n'a rien à envier à "Tatie Danièle" pour sa méchanceté et sa duplicité.
Bon fils, Gérault, lors des visites qu'il lui fait à reculons mais régulièrement, encaisse plaintes, reproches et simagrées sans broncher.

Son seul ami c'est Étienne, un ex-jeune collègue, simple et sans la moindre méchanceté, qui aime la vie et le sexe, trompe son épouse à tout bout de champ mais aime sincèrement ses enfants, leur mère et son foyer. Il porte à Gérault une estime et une affection aveugles.
Lui seul pourrait, peut-être, directement ou non, aider Charles Gérault à abandonner la posture de victime dans laquelle il se confit intérieurement, à s’affranchir du regard des autres et des conventions, à dépasser ses frustrations et ses aigreurs pour enfin s'accepter, se libérer, grandir et vivre vraiment.

L'histoire de cet homme empêché, que la lâcheté ligote autant que les circonstances, que la violence intérieure étouffée étrangle,  que l'orgueil et l’égoïsme aveuglent, est un antihéros par excellence. 
De ceux qui peinent à éveiller la sympathie du lecteur mais dont la fragilité et l'inadéquation à être et à vivre finissent par nous émouvoir.
Si tout au long du récit on pressent l'explosion de cette cocotte-minute sous pression, le ton léger utilisé par l'auteur nous amène assez vite à exclure une fin tragique et à attendre plutôt une pirouette en conclusion. Surprise ! Ce ne sera ni l'un ni l'autre.

Tout repose sur le choix de Gérault comme narrateur.  Par son humour, par le caractère anecdotique dont il habille les diverses situations dans lesquelles il se trouve (un peu comme les épisodes d'un feuilleton ou des scènes de théâtre), par la distance aux autres qui le caractérise et l’amène à réduire les personnages secondaires à des archétypes ou des marionnettes, par le décalage constant entre ses paroles ou actes avec la petite voix rageuse et moqueuse qui l'habite (jeu du paradoxe et du double qui constitue le moteur même du récit), il transforme peu à peu le roman en comédie satirique. 
D'où le style varié (dialogues, descriptions, réflexions personnelles, clichés, bons mots…) qui porte ces 160 pages avec impertinence et vivacité.

Rien que pour la dernière des scènes avec Tatie Danièle, qui est un vrai morceau d'anthologie, et celle où notre faux jeton tout sourire écoute consciencieusement la mère d’une amie affublée d'un énorme grain de beauté au bord de la lèvre supérieure avec en arrière-plan cette tirade : « Ne souriez pas, madame, il pourrait se décrocher et tomber au fond de votre verre. Ne respirez pas non plus, il pourrait être aspiré au fond de votre narine et boucher le canal fronto-nasal. », ne boudez pas votre plaisir.

Une histoire acide et drôle dans la forme mais empreinte de réalisme et terriblement humaine, qui illustre bien les doutes et les peurs qui paralysent, dit la difficulté à s'accepter, à accepter les autres et à vivre, tout en pointant du doigt les travers de cette société des apparences et du bonheur factice figée dans ses bons sentiments de pacotille, son hypocrisie et ses conventions.

Un divertissement à tiroirs, moins innocent qu'il n'y paraît.  

Dominique Baillon-Lalande 
(16/07/15)    



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Lectures










Mercure de France

(Août 2014)
160 pages - 15,80 €



Folio

(Juin 2016)
176 pages - 6,50 €













Alma Brami
est comédienne et écrivain. J'aurais dû apporter des fleurs est son sixième roman.













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