Retour à l'accueil






Alma BRAMI


Ils l'ont laissée là



Le roman s'ouvre sur un abandon. Deborah est placée dans l'unité psychiatrique d'un hôpital par ses parents. Recroquevillée au fond de la petite chambre blanche, elle se tait. Ils l’ont conduite ici en désespoir de cause, dans l’espoir que d'autres sauraient la sauver des histoires qu'elle s'invente, de son anorexie, de ses délires.
« Elle était arrivée saine et sauve, grâce à eux, grâce à leur force, grâce à ce tourbillon en elle. Les mots comme un pays, une terre d'asile, une cachette secrète. Les mots comme des gardes, des guerriers, une armée. Les mots comme un barrage, une protection magique, un talisman. »

Deborah, les yeux tournés vers l'intérieur, vit au seuil de la folie. L'enfant puis l'adolescente ne parle plus qu'à ses amis imaginaires, surtout à l’un d’entre eux prénommé Romain. Alors, quand elle évoque un individu qui lui fait peur, qui aurait fait avec elle des choses bizarres, pourquoi la croirait-on ? A moins qu'on ne veuille pas l'entendre, que ce qu'elle évoque soit trop monstrueux pour avoir vraiment eu lieu, sauf dans l'esprit dérangé d'une adolescente ? Elle se retrouve donc prisonnière de son silence face aux adultes qui ne la comprennent pas et à qui elle ne peut plus parler. L'abandon cache une trahison et, entre hallucinations, rêves et souvenirs, l'enfant souffre.
« Ils l’ont laissée là, ils la reprennent, c’est eux qui décident. Deborah dit non, elle refuse. »

Le tableau de famille d'une banalité complète et ses personnages terriblement ordinaires :
La mère, grosse bonne femme à la propreté douteuse vêtue de t-shirts de couleurs criardes, soucieuse de préserver son passé, son frère et surtout l'équilibre de la cellule familiale, arrange les choses à sa façon, gomme ce qui la dérange pour rester dans les rails de "la famille convenable et respectable" qu'elle s'est tracé. Son silence assourdissant fait écho à celui de Deborah. Peut-être que si l'adulte avait fait attention, su écouter l'enfant quand elle criait ses peurs, le cours des choses en eût été différent.
Le père, un homme simple, gentil et affectueux mais dépassé et abruti par le quotidien, se laisse porter par les événements et laisse son épouse décider de tout.
La sœur, extérieure à ce qui se déroule sous ses yeux, n’éprouve que gêne et indifférence.
Et Rémi, l'oncle trop gentil qui a habité quelque temps sous le toit familial avant de disparaître mystérieusement.
Seule "Mamie Pelouse", grand-mère paternelle complice et aimante, lors d'un week-end en tête à tête avec sa petite-fille, a pressenti le poids immense qui l'écrasait. Mais Deborah, déjà murée dans sa douleur, s'était dérobée à ses questions et l'aïeule disparut peu de temps après.

Il faudra que la dépression qui la ronge et dans laquelle les parents la voient plonger impuissants devienne alarmante pour sa survie pour qu'elle se retrouve internée, confiée aux bons soins du docteur Grain. Au psychiatre de l'aider dès lors à ouvrir les portes de la prison de silence dans laquelle la malade s'est réfugiée, de rompre le cercle infernal où peurs et démons l'ont enfermée pour lui permettre, peut-être, de s'en libérer.
« Coups de hache, partout dans les murs. Dévaster, détruire tout ce qu'elle voit. Les infirmières piaillent, Docteur Grain tente de la raisonner, les autres courent, crient. Deborah ne s'arrêtera que lorsqu'on devinera ce qu'elle ne peut pas dire. »
L'adolescente dans un mélange entre réalité et fiction, nous confronte à sa vie antérieure et nous livre peu à peu le drame secret qui la mine. Le récit s’interrompt au seuil de la guérison, au moment précis où l’espoir renaît et où tout le travail de reconstruction reste à faire.

Ce roman, critique féroce du non-dit et du secret, dénonce les ravages que peuvent provoquer, dans toute famille, la tentative de soigner le mal par l’oubli et le mensonge. Autant que la gravité des actes subis par l'enfant, c'est peut-être l'occultation par la mère de cette réalité qui pousse Deborah à fuir dans un monde parallèle en compagnie de ce frère inventé et la fait basculer dans la folie.
Au début, les personnages autour de l'adolescente sont flous : les parents et la sœur n’ont pas de nom, comme si pour la jeune fille murée dans son silence ils s'étaient éloignés de son quotidien désordonné et oppressant. On se perd dans la confusion mentale de la malade qui erre au milieu de ses propres mots et oscille entre vérité et souvenirs, cauchemars et fantasmes. Mais peu à peu les choses se précisent, arrivent les noms, des détails éclairants, un personnage qui revient de manière récurrente, un homme… Face aux crises de violence destructrice, d'abattement et de fuites de son sujet, le médecin attentif et obstiné cherche le fil qui l'aiderait à sortir de ce labyrinthe intime où elle se perd. Remonter aux sources de sa souffrance et faire jaillir la parole libératrice.
Le lecteur avec lui la voit alors se battre pour s’affranchir de la culpabilité de la mère, de la faiblesse du père, de l’indifférence de la sœur, tenter de mettre des mots sur sa douleur. On accompagne l'héroïne sur le chemin qui la mène du silence au cri, du déni à l’acceptation.

Le thème est vieux comme la psychiatrie elle-même mais ce récit, par son ton pudique et sa progression narrative maîtrisée, se distingue franchement de l'émotion facile et du pathos souvent fatals à ce type d'exploration. La déstructuration du récit, avec son flot de phrases saccadées, restitue de manière singulière le trouble, la douleur et la folie du personnage dans un jeu constant entre sensibilité et froideur clinique.
Le style d'Alma Brami, avec son vocabulaire simple et percutant, ses phrases courtes et brutales qui s'enchevêtrent, son rythme heurté, tantôt volontairement vague, tantôt d’une précision implacable, épouse parfaitement les désordres intimes du personnage et son instabilité. Les faits et les pensées de Deborah s'entrechoquent en permanence et le récit ainsi fragmenté, hors de toute chronologie, restitue au plus près les sentiments d'enfermement, de violence, de souffrance, de défiance, ressentis par la malade mais aussi l'image d'incohérence et de bataille intérieure qu'elle offre aux autres.

Ce n’est pas la révélation de la réalité ou du fantasme de l’inceste qui fait la force de ce roman mais la façon dont celle-ci est mise en scène, à partir du questionnement permanent sur la véracité même du discours de l'héroïne. Et c'est comme si, par ce travail éminemment littéraire, Alma Brami mettait en surimpression à l'histoire de son personnage, une affirmation primordiale de la confiance qu'elle porte au pouvoir des mots, ceux non dits qui étouffent, ceux fortement énoncés qui travestissent la vérité, ceux tant espérés qui seront la clef de la délivrance, ceux dont elle s'est saisie lors de l'acte d'écriture pour donner vie à son récit.
Ce deuxième roman, où la jeune auteur poursuit l'exploration de l'enfance abîmée qu'elle avait amorcée dans Sans elle, confirme son talent à dire de façon sensible et juste la douleur et la chute mais aussi, toujours, au bout du tunnel, l'apaisement et la reconstruction, à créer au fil de ses textes un univers singulier où elle joue simultanément à nous toucher et à nous déranger, fortement.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/06/10)    



Retour
Sommaire
Lectures











Mercure de France

224 pages - 17,50 €






Lire sur notre site
un article concernant
un autre livre
du même auteur :

Sans elle