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Emmanuelle PAGANO

Nouons-nous


Ceci n'est pas un roman d'amour. Ni un roman.
Plutôt des fragments amoureux toujours livrés à la première personne avec un "je" multiple. Tantôt féminin, tantôt masculin, adolescent, en pleine force de l'âge ou adultes matures, les narrateurs se passent le relais pour dire leurs émois, leurs troubles, leurs questionnements, espoirs ou frustrations, leurs bonheurs et leurs chagrins, avec des modulations toutes personnelles. Le couple s'y décline sous toutes ses formes, hétéro ou homo, avec ou sans enfants ; les relations sont saisies chacune à une phase particulière : rencontre, séduction, engouement, partage, fragilisation, déliquescence, désamour, séparation...
"Elle m'a regardé. Le monde et moi nous nous sommes arrêtés, toutes les machines se sont immobilisées, le vent était bâillonné, les feuilles des arbres n'osaient pas un geste, toutes les personnes, tous les animaux, se taisaient, en pause comme dans un deux trois soleil, sauf elle, qui continuait à bouger, à parler et à me sourire, comme si de rien n'était."
"Le retrouver, à chaque fois, c'est doucement délacer les ligaments de nos corps."
"J'ai connu avec elle la sensation à bascule d'être presque heureux, au bord de l'ouverture, et la certitude qui l'accompagne : ça ne durera pas."
"Comment dire à ceux qui nous aiment tellement qu'ils ne nous aiment pas. Comment lui dire que son amour est étouffant, je n'en veux pas, que ce n'est pas de l'amour."

Se nouer et s'aimer se décline souvent à l'aune de la confusion des sentiments, avec l'ambiguïté, la peur, les fantasmes, les souvenirs, le sentiment de trahison et au quotidien dans sa banalité. Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des moments d'amour où on s'abandonne et on est abandonné.
"Elle est trop surprenante, trop vivante, trop printanière, je ne suis pas prêt."
"Je me suis entêtée dix ans dans ses bras comme entre deux murs."
"Plus rien se passe entre lui et moi. Je suis dans l'attente. Pendant ce temps d'attente, je fais un inventaire. Je me demande s'il reste beaucoup de nous dans la réserve des jours."
"Il n'est plus qu'une idée dans mes rêves."

C'est à une exploration, par une succession de séquences qui tentent de saisir la substance, l'alchimie, même, de l'amour dans toutes ses composantes, la façon dont il prend racine ou se délite, que l'auteur nous convie. Non sans humour souvent.
"Nous avons la même morphologie, même taille, même silhouette. Je peux me cacher derrière elle. Elle derrière moi. Au soleil, nos ombres se trompent de corps."
Dans Nouons-nous, l'amour est composé de petits détails.

Tout y est à fleur de peau, de corps et comme toujours chez Emmanuelle Pagano, rien n'est ici tabou, masqué ou inatteignable par les mots. Le sexe s'y impose vivant mais sans trivialité ou provocation. Simplement. Les corps y transpirent, vrais, agités de pulsions et de désirs, atteints de disgrâces parfois, ou flétris par l'âge mais toujours dotés de leur propre langage.
"Elle porte des soutiens-gorge même en dormant, elle ne supporte pas de sentir le pli de ses seins contre son propre torse, ce pli du vieillissement des tissus qu'elle appelle le pli du temps. Certaines nuits, je me place dans son dos, je dégrafe son soutien-gorge et je remplace les armatures de mes mains, je soutiens sa jeunesse."
"Le temps pollinise sa peau de fleurs, d'ocelles, d'étoiles."

Contre le pouvoir de l'attraction des corps, ou leur déprise, que pouvons-nous ? Face à la timidité et la maladresse des premiers gestes, au poids de l'habitude qui pèse sur ceux qui fréquentent le même lit chaque nuit depuis des années, à la culpabilité d'un nouvel amour ou la honte d'exposer un corps vieillissant, quelle est la marge du possible qui subsiste ?
Les protagonistes se regardent vivre, dormir, s'abîmer ou s'éloigner et éclairent cet objet protéiforme de l'amour à partir de points de vue mouvants et diversifiés.
"Personne ne voit ce que je vois lorsque je la regarde."
"On peut devenir autre sous le regard de l'autre."

Emmanuelle Pagano mêle les discours amoureux pour nous offrir un patchwork intimiste dont le thème central est le lien qui unit les corps et les cœurs. C'est à une vraie traque des émotions qu'elle se livre, orchestrant toutes ces banalités murmurées sur le ton de la confidence en une polyphonie qui recense les élans de tendresse ou l'éblouissement, le désir, les rituels et les fétichismes dérisoires ou inavouables qui servent de béquille, la routine et l'ennui qui s'installent, l'émergence de l'agacement ou de la frustration et la distance qui s'esquisse.

C'est avec sensualité mais aussi en véritable entomologiste qu'Emmanuelle Pagano se penche sur les traces de l'amour, auscultant le corps dans toute sa familiarité (grains de peau, poils, plis, cicatrice), dans son altérité, son étrangeté et sa dégradation. Avec impudeur ou délicatesse, s'attachant à un détail d'apparence insignifiante, à une voix, un geste, une odeur, c'est de sexualité, complexée, fantasmée ou débridée, qu'elle nous parle.
Mais, de son style simple et direct, de manière tendre ou cruelle, c'est aussi toute la palette des sentiments qu'elle explore, se glissant dans les pensées de ses personnages dont elle ne nous livre qu'un instant, pour aborder dans l'ombre les questions d'attachement et d'abandon, de séduction et de dégoût, de territoire et de possession, de proximité ou d'éloignement. De suspicion, de jalousie, d'usure et de moments de grande solitude à deux, aussi, parfois.

On retrouve ce goût de la précision et du détail contrebalancé par une écriture poétique et charnelle, dans les descriptions périphériques que l'auteur fait de la nature, avec ses arbres dont le frémissement des feuilles et la circulation de la sève deviennent presque perceptibles à ces personnages qui tentent, en arpentant à grands pas l'espace public extérieur, d'évacuer leur tristesse ou leur colère ou, au contraire, de se réconcilier avec eux-mêmes.

Et dans cet inventaire à la Prévert des sentiments amoureux émaillés d'objets hétéroclites (aspirateur, livre, papier d'emballage, canne-à-pêche, écharpes, pansements, émeraude, fusil de chasse...), Emmanuelle Pagano, en quelques lignes ou quelques pages, sait aller à l'essentiel et faire sens.
Souvent aussi, la dame se plaît à les utiliser pour nous surprendre par une chute inattendue, à provoquer le rire au paroxysme même du désarroi.

Chaque texte contient son histoire, esquisse un monde, et on peut ouvrir le livre au hasard pour y picorer ou en assurer une lecture continue, dans tous les cas, l'ensemble se tient et le lecteur se laisse piéger par cette voix qui lui parle à l'oreille. Il s'émeut, compare, approuve, sourit, s'agace ou rit franchement et finit par s'immiscer dans ce "je" jusqu'à se confondre avec lui.

A l'aide d'une musique qui de livre en livre se confirme, Emmanuelle Pagano nous offre ici un petit bijou, simplement, profondément, juste et émouvant.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/11/13)    



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Lectures









Editions P.O.L.

(Octobre 2013)
208 pages - 16 €








Emmanuelle pagano,

née en 1969,
a déjà écrit huit livres.
Actuellement pensionnaire
à la Villa Médicis.


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de l'auteur :
emmanuellepagano.
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