Emmanuelle PAGANO

Les Adolescents troglodytes


Nous sommes sur un plateau sauvage de montagne, rude, venté, gelé l'hiver. C'est un pays confiné de taiseux, de terres englouties par les eaux du barrage, de vieux accrochés à leur lopin de terre, de paysans laissés pour compte aux vaches esseulées, de néo-ruraux écolos qui élèvent des chèvres, de citadins venus goûter la neige en ski de fond lors de « la belle, la grande stérilité de l'hiver ».

Adéle avec son minibus ramasse les enfants des fermes isolées qui, après avoir souvent marché plusieurs kilomètres dans la nuit et le froid, l'attendent au bord de la route pour se rendre à l'école. Deux voyages suffisent, dans un sens et autant dans l'autre. Ils ne sont pas bien nombreux, juste huit enfants et autant d'adolescents dans son « petit fourgon, portes coulissantes, quatre roues motrices, neuf places. » Des fratries, dont les histoires s'entremêlent et croisent parfois la sienne. « Entre eux, rarement devant moi, les gamins m'appellent la chauffeuse, mais ce n'est même pas péjoratif. Je suis la chauffeuse d'ici, la chauffeuse de leurs grands frères. Dix ans déjà à peu prés. Seule ici. Quand j'ai des ennuis ou des aventures, des histoires, des amants, c'est toujours en bas. En haut je suis seule mais pleine. Je me suis remplie du paysage à nouveau. Je contiens mon pays, il me comble, il me suffit. » Pendant que grands et petits rient, se chamaillent ou, encore à moitié engourdis, se taisent, Adéle les observe. Ceux qu'elle véhicule tous les jours, elle les raconte avec tendresse et précision, volant un geste, une attitude, un regard pour nous les restituer tout entier dans leur quotidien, leurs émotions et leurs rêves. Au volant, elle se sent bien, à l'unisson avec le paysage, et laisse glisser ses pensées. Parfois aussi elle s'évade dans ses souvenirs, se souvient de son enfance sordide, de sa propre adolescence avec son corps mal ajusté, des fausses couches de sa mère dans la ferme isolée par la tourmente et l'état des routes, de son petit frère. « La mémoire, il faut la laver et la remplir tous les jours ». Ni "ses" grands ni "ses" petits, n’ont connaissance de son passé. Elle est pourtant née au milieu du plateau, à la « ferme du fond », aujourd’hui noyée sous un lac artificiel. Elle y a vécu avec ses parents et Axel, le frère. C'était avant, avant la mort de la mère et la folie du père, avant qu'elle parte à la ville, choisir sa vie et son sexe. L'histoire secrète d'Adèle nous sera révélée lentement, sans artifice. Enfin, par un subtil glissement pronominal, on finit par comprendre que cette jeune femme est née garçon. L'auteur manipule les accords féminin-masculin, « petit, je me rêvais souvent fendue et je me réveillais déçu », pour mieux faire sentir l'horreur d'habiter son corps étranger, de n'être pas ce qu'on est censé être. Le lecteur est surpris, presque gêné mais si le virage est glissant, la romancière le prend avec souplesse et retenue.

Lorsqu'elle a réintégré le pays avec sa nouvelle apparence les gens du coin ne l'ont pas reconnue et elle s'est fait adopter sans réticences. Axel aussi est revenu dans la région de sa jeunesse pour sécuriser à l'aide de filets les flancs de la montagne qui menacent d'éboulement. « Mon frère c'est un homme inverse, un homme figé en l'air, il monte et descend, bien encordé. Son corps se plaque dans les plis des roches pour travailler, il oublie, son visage est abrasé par les éléments, marqué comme les parois. Un homme tracé, mon frère, mais un homme sans mémoire, sans mémoire de moi depuis dix ans. Un homme qui ne se sait et ne se sent en sécurité que seul au milieu de rien. » Mais, depuis l'opération, ce compagnon des bons ou mauvais jours d'enfance a coupé les ponts. Trop dur d'admettre ce qu'il considère comme une trahison : «  Mon grand frère me manque. Tu ne seras jamais ma sœur, mais je serai toujours ton petit frère. »

L'accident du petit frère funambule, blessé lors de l'effritement de la paroi rocheuse bordant la route sera l'occasion, pour elle et lui, de se croiser à nouveau et de reprendre le dialogue interrompu.

Quand sur le chemin de retour, un soir, les tourbillons de neige et les congères bloquent la navette, elle se voit, avec ses ados, contrainte de se réfugier dans une grotte troglodyte au bord du lac. Une nuit où les langues se délient, de confidences en révélations. Un moment fort qui permettra peut-être à Adele d'échapper au mensonge et d'assumer pleinement son identité et son choix.

Le roman s'étale sur deux saisons : du jour de la rentrée de septembre, à la tempête de février qui donnera sens au titre du roman. Mais cette durée-là n'est pas continue. Elle ressemblerait plus à un journal tenu de façon aléatoire quelques jours par mois, comme une confession qui nous ferait entrer au cœur des questionnements intimes qui créent l'identité. Le temps passe au rythme des voyages scolaires et du glissement vers l'hiver avec le froid qui s'installe, le brouillard qui masque l'horizon, le gel, la neige et les bourrasques de vent qui mettent tout en mouvement. Le paysage intervient alors comme une extériorisation de la vie intérieure des personnages et une réflexion sur l'écologie et l'aménagement du territoire se profile en toile de fond au-delà des remous familiaux, de la quête d'identité et de la transsexualité, du tableau juste du milieu rural et du décryptage des arcanes de l'adolescence.

Emmanuelle Pagano avec une langue imagée, fluide mais brute parfois, apparemment familière mais en réalité et discrètement sophistiquée, écrit du bout du cœur, les corps et leurs mouvements visibles ou secrets. Elle nous emmène dans une histoire troublante avec une écriture pleine de sensualité. Elle pose, de livre en livre, un regard rempli d'une attention généreuse sur les petites gens, les enfants, la nature, les animaux, règle sauvagement ses comptes avec la famille et excelle à rendre palpable la vie dans des pages fortes pleines d'odeurs, de lumières et d'images.
Un livre fort et sensible à ne pas manquer.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/05/07)    



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Editions P.O.L.
212 pages
14,90 €






Née en 1969,
Emmanuelle Pagano
a aussi écrit :

Le tiroir à cheveux
(P.O.L., 2006)



Pas devant les gens
(La martinière, 2004)




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