Retour à l'accueil du site






Mathias ÉNARD

Déserter


Deux récits s’entrelacent.
Le premier se déroule dans une région montagneuse d’un pays non nommé du bord de la Méditerranée, s’attachant aux pas d’un jeune soldat anonyme qui, fusil à la main et couteau dans la poche de son treillis, répugnant de saleté et de puanteur, décide soudain d’abandonner son groupe de combat pour fuir l’horreur des massacres qu’ensemble ils ont perpétrés. « L’effroi étendu sur le pays, la peste, la haine et la nuit, cette nuit qui vous enveloppe toujours pour vous pousser à la lâcheté et la trahison. » Le jeune homme affamé, épuisé, frigorifié et conscient de la gravité de son acte et ses conséquences s’il venait à être rattrapé, est déterminé à prendre tous les risques pour revoir une dernière fois la masure perdue dans la montagne où il a enfant passé ses vacances avec son père. « La cabane te protégera par son enfance, tu y seras caressé par les souvenirs. »Ensuite il tentera de franchir la frontière pour échapper à sa propre violence et aux hurlements ou visions qui hantent ses nuits. La baraque abandonnée est encore debout, vide d’occupant et ses talents de chasseur et de pêcheur de truites lui permettent enfin de s’y rassasier, s’y laver et s’y reposer. Il sait déjà qu’il ne pourra pas s’y attarder par crainte qu’on vienne l’y chercher et que la fumée dégagée par le feu qu’il entretient pour se réchauffer ou cuire sa nourriture le fasse repérer. Peu après, une jeune villageoise au crane tondu accompagnée d’un âne borgne portant son balluchon débarque devant chez lui. Il pointe son fusil sur elle dans l‘intention de la tuer mais sans savoir pourquoi dévie son arme au dernier moment. « Il aurait dû l’abattre, il aurait dû tuer cette femme au crâne de singe pelé, cette femme au crâne d’homme  ou de moniale mais une grande lassitude l’a pris à l’idée du cadavre, de la dépouille, du sang, de la tombe à creuser, une paresse », le dégoût de la mort aussi. Si lui croit reconnaître en elle une des filles du village capable de l’identifier voire de le dénoncer, elle ne voit tout d’abord en lui qu’un membre de ces hordes armées venues semer la terreur dans les villages environnants, pillant les maisons, violant les femmes et torturant les hommes qui y habitent avant de reconnaître plus tard en lui le fils du ferronnier. Si pour lui donner une chance de fuir il laisse la porte d’entrée déverrouillée quand il part chasser, elle, par peur que ce soit une ruse et qu’il la pourchasse ensuite pour la tuer comme un gibier, ne bouge pas. Ils s’observent du coin de l’œil, à l’affût du geste qui pourrait trahir une intention fatale et restent sur leurs gardes. On sentira peu à peu l’agressivité initiale et la peur réciproque s’atténuer. Un même désir les réunit, celui de gagner les ruines de la citadelle des Roches-noires au Nord pour passer clandestinement la frontière derrière laquelle une vie nouvelle et sûrement meilleure les attend. « Au-delà de la frontière, je ne connais personne, je sais des noms, au-delà de la frontière me rendra-t-on à moi-même, effacera-t-on mes plaies, je cherche un lieu pour guérir, un lieu de guérison, un lieu d’oubli. » Petit à petit la cohabitation avec cette jeune femme blessée va réveiller chez le déserteur une part de cette humanité qu’il pensait définitivement noyée dans le sang et broyée par la violence de la guerre. Atteindront-ils l’autre côté vivants ?

En contrepoint s’intercale l’incroyable histoire de Paul Heudebert le mathématicien initiateur de la théorie de l’infinité des nombres premiers jumeaux qu’il chercha toute sa vie à démontrer, connu pour ses Conjectures de Buchenwald où il entremêlait à ses démonstrations algébriques des poésies et directeur de l’Institut des sciences de la RDA. Dix ans après sa mort tragique, sa fille Irina et sa femme Maja ont organisé à bord du Beethoven, un luxueux bateau de croisière fluviale amarré à la rive du Havel près de Postdam, un colloque international en son hommage où amis et collègues les plus proches sont conviés à intervenir. Outre son génie mathématique Paul, l’antifasciste résistant au nazisme arrêté en 1941 à Liège et rescapé du camp de Buchenwald, animé d’une foi inébranlable dans ce monde plus juste et plus humain que proposait l’Union Soviétique resta communiste toute sa vie. Des convictions fortes qui le poussèrent à participer à sa manière à la construction de la RDA et à lui rester fidèle quand son épouse mathématicienne et politicienne décidait d’en partir pour s’engager au côté du SPD à Berlin Ouest, à refuser le poste de chercheur qu’une université étasunienne lui proposait et à décliner de nombreuses invitations à des conférences pour présenter ses recherches de l’autre côté du rideau de fer. Si le dîner inaugural du 10 septembre 2001 se passe dans l’émotion, la cordialité et les rivalités habituelles à ce type d’exercice, le colloque tourna court dès le lendemain avec l’annonce et le choc ressenti face à la diffusion en direct de l’attentat des tours jumelles de New-York et la panique internationale qui s’en suivit. C'est donc à partir de ses souvenirs personnels, des témoignages de ses amis, confrères ou admirateurs de ses travaux, des lettres d’amour qu’il avait adressées à la femme aimée jusqu’à son dernier souffle (Maja), des propos de cette dernière et de quelques archives de la Stasi déclassifiées qu’Irina, historienne des mathématiques, va décider de reconstruire par écrit le puzzle de carrière et la vie intime de son célèbre père.   
 
                   Contrairement aux apparences, l’histoire du déserteur anonyme et celle de Paul Heudebert ne manquent pas de points d’attache : une inscription dans la même zone géographique, un rapport à l’Histoire du XXe siècle, ses guerres et leur barbarie, le poids des frontières et ceux qui pleins d’espoir les franchissent, l’engagement politique ou armé, l’abandon qui sous la forme de la désertion donne son titre au roman et un certain rapport au temps.
Le récit du déserteur en s’intercalant avec régularité avec celui d’Irina impose en contrepoint à l’histoire de la RDA disparue et à celle du communisme soviétique des années quarante jusqu’à la fin du vingtième siècle vécue par le mathématicien, une deuxième voix, un écho délibérément général et flou aux conflits armés qui se sont produits en Europe de l’Est à la suite de l’éclatement de l’Union Soviétique jusqu’à récemment la guerre d’Ukraine. Autre évocation s’inscrivant dans cette lignée historique l’acte terroriste violent de grande ampleur des attentats du 11 septembre 2001 à New-York ayant pris par surprise le berceau du capitalisme triomphant pour en révéler la vulnérabilité inaugurant ainsi l’ère d’un terrorisme généralisé à l’international qui tétanise encore aujourd’hui le monde comme il avait indirectement et immédiatement mis fin au colloque organisé en hommage à Paul Heudebert à l’époque. On peut aussi voir dans le personnage de la villageoise tondue fuyant un village qui la rejette d’autres références plus discrètes à l’Histoire comme celle à la violence symbolique subie par les femmes tondues après avoir été dénoncées ou suspectées de liaison sexuelle avec des Allemands à la Libération en France à l’été 1944. Le renvoi au « viol de guerre » pratiqué depuis l’antiquité pour humilier l’adversaire et dénoncé par le gynécologue congolais Denis Mukwege (prix Nobel de la paix 2018) qui en a fait son combat est encore plus explicite. Il est en effet plusieurs fois évoqué dans sa fonction « d’arme de guerre » par les soldats et le déserteur dont on ne sait s’il n’en était que spectateur ou bien acteur et tout nous amène à penser que la jeune inconnue aurait pu en être victime et que cela pourrait être la cause de sa fuite du village.  
Si le récit d’Irina couvre quasi toute la vie de Paul Heudebert, que celui-ci tient dans Déserter une place centrale en présence et en nombre de pages et que c’est à travers lui que Mathias Enard aborde l’Histoire et les  mathématiques, le déserteur comme la jeune villageoise qui l’a rejoint sont des personnages elliptiques que nous ne suivons que quelques jours et qui se dessinent en pointillé dans les silences et entre les lignes, ce qui ne les empêche pas, malgré cette place discrète qu’en terme de personnages ils occupent, de jouer par ce jeu même de contraste et par les thèmes qu’ils introduisent (la guerre, la désertion, la violence) un rôle fondamental dans ce roman. L’alternance entre ces deux histoires parallèles au style très différencié (le récit d’Irina est toujours savant, précis et raffiné quand celui du déserteur est au présent, plus proche des émotions et des sensations, presque charnel quand la nature y prend sa place) apporte une musicalité riche et rythmée au roman.
Paul Heudebert est un personnage fictif créé par Mathias Enard à partir de plusieurs mathématiciens allemands, notamment ceux de l’école de Göttingen (dont la majorité des enseignants-chercheurs chassés ou déportés par les nazis étaient juifs) qui avait été une référence pour l’histoire des mathématiques au dix-neuvième siècle et le berlinois Alexandre Grothendieck qui refonda la géométrie algébrique, interné dans un camp à son arrivée en France en 1939, dont le père est mort à Auschwitz et qui s’est retiré en Ariège les vingt-trois dernières années de sa vie. Si ce choix correspond à l’intérêt que Mathias Enard porte depuis l’enfance aux maths, il ne nous impose ici aucune équation ou développement algébrique et arithmétique pour se focaliser plus précisément sur l’histoire des mathématiques, proposant à l‘occasion quelques détours comme avec Nasiruddin Tusi philosophe, mathématicien et astronome persan dont Irina a fait son sujet d’étude. Les mathématiques relevant comme le communisme ou l’holocauste du collectif, il devient ensuite facile de glisser de l‘un à l’autre. L’écrivain s’inspire aussi pour son personnage de Jean Améry, homme de lettres et essayiste autrichien résistant anti-nazis réfugié en Belgique, arrêté, torturé puis envoyé à Auschwitz en 1943 à qui il faudra presque vingt ans pour écrire et publier Par-delà le crime et le châtiment, description de la situation de l'intellectuel dans un camp de concentration, essai auquel Primo Levi fait référence en 1986 dans Les naufragés et les rescapés. QuandPaul Heudebert avait été lui aussi confronté au nazisme (fuite à Liège, camp de Buchenwald) ce sont déjà les mathématiques, le communisme et son amour pour Maja qui l’ont tenu debout. De lui la narratrice dit qu’il « marchait sur deux jambes : l’algèbre et le communisme. Ces deux membres lui permettaient de parcourir la vie entière. Ces deux mondes lui avaient permis de survivre à la déportation ». Elle affirme aussi qu’il incarnera plus tard, au fond du XXe siècle, le croisement du désespoir historique avec l’espérance mathématique. S’il lui a fallu traverser d’autres tragédies collectives ensuite comme l’Histoire à Budapest, Prague, Berlin, la Yougoslavie ou l’assassinat d’Yitzhak Rabin en Israël qu’il condamnait parfois en privé, il resta inébranlable dans ses convictions et se contentait de constater tristement que « L’humanité me semble, en gagnant le capitalisme, avoir perdu l’humanité.Partout dans le monde ». Le déserteur lui aussi a été broyé par la guerre, une autre, et sa fureur. Déserter évoque aussi bien le fascisme, les camps nazis, le mur de Berlin, l’écroulement de l’URSS et la guerre fratricide de Yougoslavie qui ont marqué le vingtième siècle européen que les attentats du 11 Septembre 2001, la guerre d’Irak et celle de Syrie, la pandémie de Covid-19 ou l’invasion de l’Ukraine et derrière tous ces événement c’est toujours la question de la violence des guerres contemporaines, de leur mécanisme et de leurs effets destructeurs pour l’humain que Mathias Enard aborde.  

L’autre grand sujet du roman, celui qui s’affiche sur la couverture, c’est la désertion. Si celle du jeune homme, claire et conforme à sa définition la plus classique résulte d’un immense dégoût face à la violence et la barbarie comme d’un sursaut vital pour sauver son âme celui-ci n’est pas le seul à être concerné par ce désir irrépressible de fuite. L’échec du socialisme à visage humain et l’effondrement de la RDA, facteurs pour Paul Heudebert d’une désillusion douloureuse, le plongent dans une profonde prostration politique qui l’amène à un repli mélancolique sur lui-même et lui fait refuser la réalité qui s’impose à lui. Évitant toute remise en cause des convictions politiques qui l’ont constitué, il choisit de se mettre à l’écart en se coupant de la vie et du monde extérieur plutôt que de trahir. Il esquive (donc déserte au sens large), s’enferme, se réfugie en boitant dans l’abstraction de ses recherches mathématiques et son amour idéalisé et désincarné pour l’épouse absente. « Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement. » Il n’est pas le seul dans cette histoire à déserter à sa façon. Maja, orpheline de la République de Weimar devenue mère d’Irina, femme intelligente, charismatique, indépendante et audacieuse qui veut tenter sa chance choisit quant à elle la fuite en avant. Elle quitte son mari, leur enfant et le bloc de l’Est pour intégrer à l’Ouest le Parti Social Démocrate et y faire carrière. Rapidement identifiée comme pionnière de la lutte pour les droits des femmes elle concrétise brillamment ses ambitions politiques dans les années 1970 en se faisant élire députée puis vice-ministre malgré les soupçons dont elle est parfois l’objet d’espionnage pour l’Est. Irina, leur fille, historienne des mathématiques ayant quitté l’Allemagne pour se plonger des siècles en arrière au Caire pour ses recherches sur les nombres irrationnels de Nasiruddin Tusi et l’algèbre d’Omar Khayyamoù, choisit son propre chemin pour adapter le lourd héritage symbolique de ses deux parents à ses propres désirs en toute liberté et sans trahir. Quant à la jeune villageoise c’est pour fuir l’indignité et la violence et dans l’espoir de se reconstruire qu’elle décide de s’exiler. Le roman de Mathias Enard au-delà de tout jugement moral mettrait-il en scène dans ces deux histoires à travers l’exil géographique ou mental de ses divers protagonistes de classe sociale, d’origine et de génération différentes que s’exiler, fuir d’une façon ou d’une autre ce que l’époque impose mais qui vous ronge de l’intérieur et vous détruit ne serait qu’un acte de sagesse et d’espoir ? On notera dans ce sens que c’est du déserteur et de celle qui s’est finalement imposée à lui comme compagne de route qu’un peu de lumière, de compassion et d’espérance de rédemption traversent le roman. Dans leurs souffrances et leurs espoirs d’un avenir meilleur ces deux-là pourraient aussi incarner indistinctement ces migrants qui s’obstinent à franchir à leurs risques et périls la Méditerranée pour tout simplement pouvoir vivre dignement.

Il y a enfin dans Déserter une magnifique histoire d’amour entre ce mathématicien reclus « que ne lisent ni les historiens ni les mathématiciens » et cette femme éblouissante et libre qu’il aura aimée jusqu’à son dernier souffle. Un couple d’éternels amoureux idéalisé par la séparation et l’absence dont les échanges épistolaires pleins de folie, de tendresse, de fidélité, de confiance, d’estime réciproque et d’intensité dégagent une émotion palpable et apportent une note de bonheur romantique au roman.

Dans ces variations autour du terme « déserter » Mathias Enard inventif dans sa forme et sa ponctuation poursuit sa réflexion sur l’Histoire, l’Europe, la guerre, la violence et l’engagement sans oublier d’évoquer l’amour, l’espoir et la beauté de la nature à travers des récits parallèles qui nous plongent dans l’intimité de vies ordinaires ballottées par la grande Histoire amenés contre toute apparence à se compléter et se répondre plus qu’à s’opposer. Du grand art.

Dominique Baillon-Lalande 
(19/01/24)    



Retour
Sommaire
Lectures








Actes Sud

(Août 2023)
256 pages - 21,80












Portrait   Mélania Avanzato
Mathias Énard,
né en 1972, a étudié le persan et l arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié une dizaine de livres et obtenu plusieurs prix dont le Prix Décembre, le Prix du Livre Inter, le Prix Goncourt des lycéens et le Prix Goncourt 2015.



Bio-bibliographie de
Mathias Énard
sur Wikipédia






Découvrir sur notre site
d'autres livres
du même auteur :


Parle-leur de batailles,
de rois et d'éléphants




Rue des voleurs




Boussole




Désir pour désir