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Mathias ENARD

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants


Le roman débute par un extrait emprunté à Rudyard Kipling : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. » Une belle introduction pour ce roman où l'auteur, inspiré par la découverte d'une simple esquisse d'un pont jamais réalisé sur la Corne d'Or à Constantinople et de quelques lettres signées Michel-Ange, imagine ce qu'aurait pu être le bref séjour de l'artiste à la future Istambul.

Nous sommes en 1506, grâce à la notoriété acquise avec son célèbre David, Michel-Ange a été choisi pour réaliser un tombeau par le pape Jules II. Mais celui-ci, occupé par les travaux de sa basilique et la préparation d'une nouvelle guerre, semble se désintéresser de ce projet au point de refuser de recevoir l'artiste et d'oublier de lui fournir les sommes nécessaires à son travail. « Michel-Ange frémit dans son manteau de laine, le printemps est timide, pluvieux. Michelangelo Buonarroti atteint les frontières de la République de Florence à la seconde heure de la nuit, nous apprend Ascanio Condivi, son biographe ; il s’arrête dans une auberge à trente lieues de la ville. Michel-Ange peste contre Jules II le pape guerrier et autoritaire qui l’a si mal traité. Michel-Ange est orgueilleux. Michel-Ange a conscience d’être un artiste de valeur. » Ulcéré par ce traitement, Michel-Ange finit par accepter l'invitation du sultan Bajazet, ancien ennemi du pape, qui l'attend à Constantinople pour concevoir un pont extraordinaire qui devra relier la ville aux faubourgs septentrionaux de Pera. Il voit là l'occasion d'une revanche sur le mépris du Pape à son égard. Le salaire proposé et l'opportunité de triompher de Léonard de Vinci, son rival dont le Grand Turc vient de refuser le projet, ne sont également pas étrangers à sa décision.

Quand celui qui sera plus tard l'illustre créateur du plafond de la Chapelle Sixtine, arrive dans cette ville aux portes de l’Orient, il cherche tout d’abord à s'en imprégner. D’une curiosité sans limite, il a besoin de connaître, de sentir et de comprendre cette cité si différente de ce qu'il connaît. Ne parlant et ne comprenant pas la langue locale c'est à travers ses émotions qu'il découvre, émerveillé, la beauté des lieux, ressent les mœurs du pays et le charme de ses habitants. Il veut créer « un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville » et non un monument fonctionnel, remarquable par ses prouesses techniques comme l'a conçu son prédécesseur. De retour de ses longues balades en compagnie de Meshi de Pristina, poète et protégé du redoutable vizir Ali Pacha qui lui sert de guide, Michel-Ange s’enferme dans sa chambre pendant des jours remplissant de notes son carnet et réalisant de nombreuses esquisses de ce qui, à l'extérieur, a su capturer son regard. Il tâtonne, cherche sans relâche à saisir la réalité des choses derrière la forme et le trait. Comme cette nuit entière passée à restituer la peau rugueuse de l'éléphant caressé la veille dans un croquis parfait offert à son interprète avec ces paroles : « Le talent n’est rien sans travail, dessine ce que tu vois… recommence jusqu’à ce que tu saches ». Michel-Ange, habité par une distance qui le maintient hors de lui-même et loin des autres, ne prend vie qu'à travers son art.

On accompagne le sculpteur dans ses promenades, partage, fasciné, ses surprises et ses émotions, ses interrogations, devine les visions furtives de son imagination jetées sur le papier, assiste à l’émergence de son inspiration, ressent les doutes qui l’étreignent au moment de passer à l'acte de création et cela ressemble à des bribes d’intimité volées. Un jour, enfin, le projet de pont prend forme : « Quatre arches courbes flanquent un arc central à la courbure si douce qu’elle en est presque imperceptible ; elles reposent sur de forts piliers dont les avancées en triangle fendent les eaux comme des bastions ».

Dans ce livre, Mathias Enard nous parle donc de batailles : celles que l'artiste doit mener contre ses puissants commanditaires, celles quotidiennes que lui imposent les contingences matérielles, celles qu'il livre à la matière, à la création et aux tentations qui pourraient l’en détourner. Il nous parle aussi de rois (le pape Jules II et le Grand Turc) et même, comme on l'a vu déjà, d'éléphant. S'il fait la place belle à la problématique de la création artistique, c'est aussi à la nature humaine qu'ici il s'attache. Il s'applique à gratter la couche de vernis, la légende, qui nimbent l'artiste pour mettre le doigt sur la part d'humanité de cet homme vaniteux, orgueilleux, colérique, sale mais aussi inquiet et solitaire. Les scrupules religieux, la peur maladive du complot, la fuite devant l'amour, les doutes et les angoisses sont autant de couleurs avec lesquelles Mathias Enard compose ce portrait d'un Michel-Ange entre homme et artiste. « C’est peut-être dans la frustration qu’on peut trouver l’énergie de son art. »

Cela donne toute liberté à l'auteur pour imaginer, au cœur même du récit, une amitié aux résonances homosexuelles entre le grand maître de la Renaissance italienne et Mesihi, le poète ottoman qui n'a de regards que pour lui lorsqu'il le guide dans la ville ou l'entraîne le soir dans les tavernes. C’est dans un de ces lieux obscurs que le sobre et frustre Florentin rencontrera une chanteuse/danseuse androgyne qui, en écho à l'orgie générale des sens provoquée par le vin, l'opium, la musique et la poésie ambiantes, éveillera chez lui une incontrôlable montée de désir. Telle Shéhérazade, la danseuse, en parfaite correspondance avec l’imaginaire et le fantasme orientaliste qui habitent cet occidental coupé de ses racines, manie contes et légendes des princes d’Orient, jouant du mystère et de la sensualité. La nature du trouble ressenti à la fois en présence de ce compagnon d'Orient tendre et attentif et de l'envoûtante Andalouse, est propre à provoquer chez celui qui « a peur de l’amour comme il a peur de l’enfer » une profonde confusion. « Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t'attendent. »
L’occasion aussi, à travers des personnages qui gravitent autour du sculpteur, de multiplier les points de vue, de raconter d’autres histoires, dans un décor fort en couleurs et capiteux où bûchers, dagues et intrigues de palais redessinent un monde fascinant et obscur, en équilibre entre mythe et réalité.

Ce roman, tout d'abord léger mais dont les teintes s'assombrissent progressivement, offre bien des visages et de multiples lectures. Ainsi, à partir de l’homosexualité présumée de Michel-Ange, l'auteur nourrit son intrigue romanesque d'une classique histoire d’amour et de sacrifice qui semble n'avoir pour but que de souligner la contradiction entre homosexualité et hétérosexualité qui habite l'artiste, en écho à d'autres oppositions constitutives de ce siècle épique et de cet Orient de légende où guerre et poésie, violence et suavité se juxtaposent. « Constantinople est une douce prison. La ville balance entre l'Est et l'Ouest comme lui entre Bayazid et le pape, entre la tendresse de Meshi et le souvenir brûlant d'une chanteuse éblouissante. » Le pont aurait alors la fonction métaphorique de mettre en résonance chrétiens et musulmans, Orient et Occident, afin de lier ces deux mondes apparemment antinomiques.

Ce roman hybride à la troisième personne qui n’entre pas dans la psychologie du personnage mais se contente de décrire les comportements et les faits, est entrecoupé par moments par un "je" énigmatique qui s'adresse à un "tu" pour lui dire le désir ou la souffrance et par l'insertion des lettres que Michel-Ange a adressées à ses frères. Mais comme le confirme Mathias Enard à la fin de son roman, bien qu'issu et nourri de documents d'archive authentifiés, comme ces lettres, des dessins ou des biographies, celui-ci n’a rien d'historique. La fiction s'est emparée des ingrédients du réel pour, grâce au pouvoir de l'imagination, réécrire le passé avec les habits merveilleux du conte.
v Les chapitres courts, brèves esquisses des quelques semaines passées à Constantinople, s’enchaînent, portés par une écriture finement travaillée, sensuelle, picturale, onirique parfois, au pouvoir fort d'évocation.

« Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait dû être, pour que cela soit à nouveau. Cette frontière que tu traces en te retournant, comme une ligne avec un bâton dans le sable, on l'effacera un jour. »

Un fascinant voyage dans le temps et l'espace qui conjugue intelligemment la carte de l'exotisme et la réflexion sur l'art. Envoûtant.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/11/10)    



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Lectures









Éditions Actes Sud

160 pages - 17 €

Prix Goncourt
des lycéens








Portrait © Mélania Avanzato
Mathias Enard,
né en 1972, a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié quatre romans chez Actes Sud et obtenu plusieurs prix dont le Prix Décembre et le Prix du Livre Inter 2009 pour Zone.







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Mathias Enard
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