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Annie SAUMONT


Le tapis du salon



"Ce pourrait être une histoire d'un livre de lecture élémentaire. Qui trônerait sur l'étagère de la Bibliothèque rose. Et puis tout change." "Si on jouait à la fin du monde? Ont dit les trois enfants d'Antoine et Mélanie. Ou les deux enfants de Jeanne et Vincent et même le fils unique de Maud. (…) Cris. Hurlements. Visages aux yeux exorbités.(...) Lambeaux de toile et de chair. Bras qui se tendent, se contractent se réduisent en un bouillonnement de substance devenant objet puis résidu d'objet. Mains qui s'accrochent. Squelettes de mains qui s'accrochent. Os consumés. La Bombe. (…) Assez d'ironie macabre. Tous les humains renoncent à. On ne leur a pas demandé leur avis. Chez Vincent et jeanne demeure intacte la tête d'un ours en peluche. Un regard." (Mort d'un poisson rouge).
On a ici un véritable concentré d'Annie Saumont : de courtes histoires pleines de vides et de silences. De violence aussi. Des nouvelles impitoyables, écrites au scalpel qui laissent le lecteur en proie à l'interrogation.

Dans ce recueil de 19 nouvelles on rencontre : une jolie petite fille rousse dont le kidnappeur se sauve au petit matin à jamais séduit (Apprivoise-moi) ; une adolescente disgracieuse et grosse qui se rêve belle et mince l'instant de voler l'identité de sa sœur (Vacances) ; un garçon ne lâchant jamais la main d'un frère invisible qui pourrait finalement ne pas être si imaginaire que cela (Je te tiens par la main) ; un enfant qui "aimait le vent la mer la poésie" et plonge du haut de la falaise quand "l'eau est loin, juste un trait bleu." (Falaises) ; une famille sans toit suite à l'incarcération du père dont la gamine doit, pour l'école, faire une rédaction sur sa maison (A la maison) ; un frère déraisonnablement attaché à sa sœur handicapée (Et ne va pas te promener...) ; une mère détournant l'amoureux de sa propre fille à son profit (La dent) ; deux drames de la jalousie et de la frustration (Méditation, Vous descendrez à l'arrêt Roussillon) ; un cadre qui cache son licenciement à sa compagne (Summer)... Enfants sans familles ou mal-aimés, adultes inadaptés, abandonnés ou mal grandis, tous des cabossés de la vie en souffrance auxquels, à sa façon, elle prête sa voix et rend hommage.

La nouvelle titre (Tapis du salon n°1) est peut-être la plus dure, du pur jus Annie Saumont, du genre qui donne des frissons : un orphelin épileptique, "taré, ils prétendaient", qui est, n'est pas, responsable des taches de sang sur le tapis du salon déroule cinquante ans de peine. "Je m'étais tapi dans un coin. Tapis, tant pis, tapissé, je n'ai pas pissé sur le tapis. (…) Je n'ai pas. Ou bien j'ai. Je m'assois toujours sur un billot de bois. Vingt-six ans. Trente-six. Quarante-six. J'en aurai cinquante-six l'année prochaine. Encore entre ces murs, encore sur le billot. A l'hôpital psychiatrique. (…) Tapis, tant pis, Je n'ai pas. Je marmonne sans me lasser au long des heures et des jours et aussi la nuit dans mes rêves que je n'ai pas taché le tapis du salon." Une violence contenue et symbolique qui laisse chancelant.

Les personnages de ces nouvelles sont tous des anonymes, humbles, paumés, décalés. Rien ne les distingue, leur univers est apparemment d'une banalité absolue mais une secousse se produit dans leur vie ou leur tête et l'histoire bascule du côté du noir. Des antihéros dont Annie Saumont se garde bien de fouiller la psychologie mais qu'elle décrit presque scientifiquement, sans complaisance ni jugement, avec une humanité et un respect qui leur rendent une part de dignité.

Ce n'est pas l'anecdote, le fait divers ou le drame lui-même qui intéresse la nouvelliste mais l'observation de ces manifestations de trouble, de ces dérapages ou ces dérèglements affectifs ou sociaux, de ces failles et ces ruptures. C'est cet instant même, ce mouvement qu'elle saisit au vol, qu'elle capture dans le filet de ses mots pour illustrer la férocité de la vie et l'absurdité du monde. Mais qu'on ne s'y trompe pas, Annie se défie autant du réalisme que de la psychologie. Elle aime l'ellipse, joue du mystère, flirte avec l'étrangeté voire le fantastique, bref, se moque de toute vraisemblance. L'important n'est ni ce qui est dit, ni qui le dit, mais la manière dont l'auteur, par ses vides et ses pleins, entre feu et glace, avec un style d'une efficacité impeccable, met le lecteur en position non de voyeur mais de victime ou de bourreau potentiel. C'est qu'avec talent, presque par magie, la grande dame parvient à solidariser le lecteur avec ses personnages en désarroi, le ballotte, le déstabilise pour le laisser à la fois K.-O. et subjugué.

Pour ce faire, elle utilise une langue faussement orale et musicale en diable, apparemment simple mais exigeante où chaque mot est scrupuleusement choisi, un style épuré pour ne garder que le rythme et la suggestion brute, une phrase déstructurée à la ponctuation réduite à l'extrême. Un concentré d'énergie et de liberté, une écriture au couteau. Elle se permet même de passer sans crier gare à la poésie, en plein milieu d'une narration, pour donner un coup d'accélérateur émotionnel. Ses débuts sont aussi brutaux que ses chutes : "On aimerait. S'entendre. Que d'autres écoutent mais ils n'écouteront pas." (On aurait bien aimé...) ; "M comme mur. Les murs autour de papa. Les murs autour de son lit. Et autour les murs encore. Très hauts. Très crades." (A la maison) ; "C'est une drôle d'histoire. Pas une histoire drôle. Étrange. Sinistre." (Vous descendrez...). Pas le moindre temps mort.

La nouvelliste s'est fait une spécialité de la provocation. De sa voix singulière, elle n'hésite pas à faire fi des convenances et des bons sentiments, à déranger son lecteur, à le retourner par ses chutes imprévisibles et expéditives ("Dix minutes d'agonie", "Elles disent qu'il n'osera pas", "Demain est un autre jour", "J'attends. Je marche."), à l'obliger à s'immiscer dans le texte pour en faire sa propre interprétation. Territoire de liberté. Lecture dynamique obligée.

Si la plupart des nouvelles d'Annie se donnent au lecteur avec l'immédiateté d'un coup de poing, d'autres résistent et demandent un peu plus de temps et de distance pour se laisser saisir. Mais, l'hameçon au cœur, le lecteur s'obstine alors pour pénétrer le texte qui lui résiste, car jamais ses mots, ses atmosphères, ses personnages, ne nous laissent indifférents.

Découvrir le recueil d'Annie Saumont, la plus primée de tous nos nouvellistes français, est toujours une impatience et un pur moment de littérature et d'humanité. Mais comment cette "reine du genre" fait-elle pour nous fasciner de la sorte avec ses histoires de quelques pages, nous surprendre encore ? La réponse reste à jamais posée mais, qu'on se le dise, ce recueil-là est peut-être son meilleur. Précipitez-vous !

Dominique Baillon-Lalande 
(16/02/12)    



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Lectures










Editions Julliard


190 pages - 16 €




Annie Saumont,
traductrice et nouvelliste, est l'auteur d’une trentaine de recueils qui ont obtenu les prix les plus prestigieux : Goncourt de la nouvelle, Grand prix de la nouvelle de la Société des gens de lettres, Prix Renaissance de la nouvelle, Prix de l'Académie française...
Ses textes sont traduits dans le monde entier.
Plusieurs de ses recueils ont paru en collection de poche.








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