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Hubert MINGARELLI


Un repas en hiver



Une journée dans les années quarante, en Pologne, dans un camp de réservistes. Trois soldats allemands, la quarantaine, Emmerich, Bauer et le narrateur, n'en peuvent plus du froid, de l'enfermement, des tueries dont ils sont chargés jour après jour. Quand le gradé leur annonce une nouvelle livraison de Juifs à liquider le lendemain, ils craquent et cherchent à se dérober. Pour échapper à la corvée de la fusillade de cette masse anonyme qui finit par peupler leurs cauchemars, ils choisissent de partir à la chasse à l'homme à l'extérieur du camp.
"Nous expliquions que nous préférions la chasse aux fusillades, que les fusillades, nous ne les aimions pas, qu'elles nous déprimaient à présent, et la nuit, nous en rêvions. Le matin, nous avions le cafard dès que nous y pensions, et nous allions finir par ne plus les supporter du tout, et alors tout bien considéré, une fois malades pour de bon, nous ne servirions plus à rien."
S'enfouir au plus profond de la neige et de la forêt, gagner une petite journée de répit, à la seule condition de ramener de leur escapade un de ces Juifs isolés qui se cachent dans la forêt. Sous un ciel de plomb, malgré le départ à l'aube le ventre vide et par un froid qui gèle les mains au travers des moufles, cette journée de "liberté" prend des allures de vacances et une teinte d'amitié masculine.

C'est presque par hasard qu'ils débusquent leur proie terrée dans le trou d'un arbre : un jeune Juif apeuré, vêtu d'une veste de ville au col doublé et d'un bonnet de laine avec un flocon de neige brodé. Ils en sont presque gênés, Emmerich parce que celui-ci semble avoir l'âge de ce fils qui le préoccupe car il s'est mis à fumer, le narrateur à cause de la banale broderie.
"Le flocon sur le bonnet du Juif finalement me tourmentait. […] Parce que si vous voulez savoir ce qui moi me faisait du mal, et qui m'en fait jusqu'au jour de maintenant, c'était de voir ce genre de choses sur les habits des Juifs que nous allions tuer : une broderie, des boutons en couleur, ou dans les cheveux un ruban. Ces tendres attentions me transperçaient […] et je souffrais pour les mères qui s'étaient donné ce mal un jour. Et ensuite, à cause de cette souffrance qu'elles me donnaient, je les haïssais aussi."
Ne pas revenir bredouille de leur mission, avoir donc peut-être la chance de pouvoir sortir à nouveau, est un soulagement qui efface cependant assez vite les états d'âme. Ne pas endosser personnellement le rôle d'exécuteur, également. Il suffit de ne pas créer de lien avec le gibier qu'ils ont capturé, ne pas le regarder ni s'attacher aux détails, ce n'est pas un homme et il faut s'en persuader.

Quand, sur le chemin du retour, ils traversent à la nuit tombante un village "triste comme une assiette en fer qu'on n'a jamais lavée", ils font une halte. Gagner un peu de temps avant de retrouver le camp, reconstituer leurs forces et se réchauffer, s'impose. Ils se réfugient dans une baraque abandonnée où ils entreprennent de faire un feu pour cuire un repas de fortune composé des maigres vivres qui leur restent. Le bois trouvé alentour est insuffisant pour faire bouillir la marmite. Chaises, table, volets et objets divers seront donc tour à tour utilisés pour garantir une cuisson adaptée au reste de semoule, à l'oignon et aux quelques rondelles de saucisson extraits de leurs besaces. Il leur faudra même, au final, dégonder la porte de la pièce dans laquelle ils ont isolé leur prisonnier pour tenter de l'oublier, afin de parvenir à un résultat acceptable. Le simili festin en prévision, qui les fait saliver d'avance, les ramollirait presque.

L'essentiel du roman est consacré à ce repas d'hiver. Le saindoux qu'il faut faire fondre, le bois qui risque de manquer, la cuisson qui n'en finit pas alors que la faim taraude, l'atmosphère presque familiale qui s'installe comme un rituel ancestral du partage retrouvé, et ce Juif qu'ils ne parviennent pas complètement à oublier.
C'est alors qu'un paysan polonais, frustre et antisémite, frappe à leur porte, un fusil à l'épaule, un chien à ses pieds et surtout un flacon d'alcool de pomme de terre dans une poche. Une aubaine. Marché conclu : ils partageront l'alcool en attendant la soupe commune dont il aura sa part. L'exaltation et l'ivresse aidant, tout à la joie de la soupe enfin consommable, ils vont jusqu'à offrir au jeune prisonnier un quart de soupe... Dans ce huis clos qui ressemble à une trêve, les rapports de fraternité, de pitié, de crainte, de lassitude, mâtinés parfois de haine ou de mépris, se développent dans le silence, au fil des non-dits et des regards, jusqu'à la question centrale émergeant une fois le repas englouti : faut-il ou non conduire le Juif à l'abattoir ? Entre conscience et peur des représailles, un instant, un instant seulement, le cœur des hommes balance.


Dans la Pologne sous domination nazie, comme en Ukraine ou en Biélorussie, les unités de réservistes composées d'hommes ordinaires et non de nazis employés à d'autres tâches, avaient pour mission de fusiller d'une balle dans la tête des centaines de milliers de Juifs "livrés" par wagons entiers. On appelle cet aspect moins connu de la Seconde Guerre mondiale, "la Shoah par balle".
Comme dans Quatre soldats (Prix Médicis en 2003) et L'année du soulèvement (2010), Hubert Mingarelli met ici en scène des hommes ordinaires sous uniforme, pris au piège d'une guerre qui les dépasse, confrontés aux problèmes du froid, de la faim, qui bien qu'éprouvant un certain dégoût à l'égard des missions qui leur sont confiées, se trouvent propulsés malgré eux au cœur de la barbarie. Comment ces individus si semblables à chacun de nous, plongés dans un univers de terreur, deviennent-ils potentiellement aptes à obéir à des ordres inacceptables ? Suffit-il d'être né du mauvais côté, d'être dans un camp plutôt qu'un autre pour appartenir à la communauté des salauds ? A partir de ce canevas et à travers ses trois personnages, l'auteur s'interroge sur le destin de ces hommes qui, sans l'avoir complètement choisi, participent à l'Histoire, que les circonstances transforment en bourreaux. Obéir et tuer ou refuser d'obéir et être tué à son tour, voilà la question qui hante, sans jugement ni discours moralisateur, ce court roman.

Comme souvent chez Hubert Mingarelli, le récit s'ancre dans un univers essentiellement masculin, avec une alternance entre connivence fraternelle et solitude. Des hommes, loin de chez eux et fragilisés par leurs conditions de vie, se trouvent confrontés au pire de l'inhumanité et la camaraderie devient le seul recours contre l'horreur de leur quotidien. Seule la complicité qui les unit, à travers mots ou silences, a le pouvoir d'alléger leur fardeau, d'apaiser leurs peurs. Le repas, telle la cène, en incarne une quintessence symbolique. Mais toujours, la solitude finit par les rattraper.

Le tour de force de l'auteur est de parvenir, à partir du froid, du dégoût, de la peur, à donner de l'humanité à ces soldats déconnectés de la réalité, qui ne voient plus leur vie qu'au travers de la seule journée qu'ils ont devant eux, ont totalement perdu le sens des priorités et la moindre autonomie de jugement.
La dureté du décor, la place de l'ennui, les gestes anodins, les détails comme cette vieille casserole qu'il faut remplir de neige, une broderie sur un bonnet en laine ou les clopes partagées, traduisent ici, plus sûrement que ne le ferait un long développement psychologique ou moral, sans pathos ni voyeurisme, la violence de la situation et le désarroi de ceux qui la vivent. Comme si l'ampleur des atrocités commises, la tentative de les banaliser au quotidien, rendaient impossible tout discours et toute explicitation et que seuls les détails, les émotions, les sentiments des personnages, pouvaient tenter d'en approcher les contours à travers les combats intérieurs qui agitent les bourreaux.
Avec une écriture simple, dépouillée voire minimaliste, dans une langue sobre et pudique qui sait tour à tour se faire poétique ou prendre de la densité, l'auteur, dans ce texte à portée universelle, met le lecteur face à sa conscience, tente de pénétrer la folie tragique de ce génocide et de ceux, humbles soldats, qui en ont été l'instrument. L'histoire vue à hauteur d'homme.

Hubert Mingarelli est un maître dans l'art du temps suspendu, du silence, des petites touches impressionnistes, du questionnement sur la nature paradoxale des êtres. Comment fait-il, lui qui creuse inlassablement le même sillon, décline et combine de roman en roman les mêmes éléments (confrérie masculine, nature, froid...) pour parvenir à nous émerveiller encore ? A garder son mystère ? Par quelle magie trouve-t-il l'art, le talent, de se ressourcer pour renouveler l'intensité qui habite son récit ? Pour conserver cette étrangeté qui nous trouble comme les charmes d'une vieille maîtresse (ou d'un vieil amant) que l'on connaît pourtant mais qui parviendrait encore à nous séduire ?
Les mains caressent le livre, les yeux tout d'abord s'y promènent, au hasard, pour y grappiller une phrase, une image, afin de retarder l'instant du plaisir ou par crainte de la déception. Enfin le moment est venu de rentrer de plain-pied dans cet univers si personnel, côtoyer ces personnages à la fois si loin et si proches de nous. Prendre le temps de déguster cette langue si parfaitement identifiable et regretter, les dernières lignes parcourues, la brièveté de cette incomparable émotion partagée.
De quelle étoffe est fait cet auteur ? De la littérature assurément, et de la meilleure.
Incontournable, tout simplement !

Dominique Baillon-Lalande 
(24/09/12)    



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Éditions Stock

(Août 2012)
144 pages - 17 €









Hubert Mingarelli,
né en 1956, a obtenu le prix Médicis en 2003 pour Quatre soldats.



Prix Médicis 2003   









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