Un livre, comme un journal intime, avec une succession de textes écrits
au vol lors d'un périple en France, de bibliothèques en librairies,
lors d'une saison.
Pas d'autre cohérence ici donc que le fantôme de l'auteur qui rôde
et surtout son écriture forte et poétique qui nous régale.
La brièveté, le pointillisme ne signifient cependant pas chez
Kalouaz exercice de style et superficialité. On y retrouve ici les thèmes
et figures qui traversent de façon récurrente son uvre.
On peut y suivre la trace de ses frères, les gens humbles qu'il côtoie
le long des chemins, le pavé, ou rencontre en atelier ou en signature,
qui bordent son univers d'écriture : "Il y aura devant moi ceux
dont les larmes percent quand on parle d'eux, de leurs moments difficiles, de
la brume qu'il faut déchirer pour que leurs vies redeviennent douces."
(Les chansons d'été)
"Des vignes en pente le matin, à l'heure où l'amour déserte
les mains, le creux des épaules, s'en va perdre sa vie ailleurs. Des
hommes sont penchés dans les rangs, avant que la machine ne les mette
à l'index." (Des vignes)
"N'aimes-tu l'océan qu'à cette heure aux portes de Saint-Nazaire,
là où les hommes se sont brûlé les mains, les yeux
aux flammes des chalumeaux ? Ont usé leurs corps au réveil obligé
du pain quotidien, au hurlement de la sirène qui rythme la vie ?"
(N'aimes-tu toujours)
"Ami, le bistrot est à vendre, sur le comptoir de bois poli traînent
pourtant les coups de voix, les coups de rouge, les coups de blanc, cris d'amour
qui retentissent encore, chagrins noyés parce que l'usine a fermé
et qu'au château la vie continue sous les ors, derrière le confort
feutré des buis taillés." (À Louvigné-du-désert)
"Une carapace d'oubli enserre Habib depuis que, loin de l'Algérie,
son corps s'est échoué sur le ballast sans que personne ne tende
la main, ne tente un geste. Murés dans la peur ou l'indifférence,
aucun passager de la voiture 113 n'a voulu entendre les cris, les plaintes,
le vent enfin, s'engouffrant sur la plateforme, au moment du saut dans le vide."
(De la neige)
"Les hommes se tassent, pressant contre eux ce qu'il leur reste de vie
envolée. Un ou deux sacs de souvenirs, de vêtements tachés
d'essence, d'alcool et de violence. Maintenant pour eux tout est dit, leurs
voix ne demandent qu'à boire leur pire ennemi, ce liquide pour le pays
des rêves et des chutes. A l'heure du regret, il est toujours trop tard."
(Une pluie fine)
On y entend à travers le vent les échos d'une errance : "Il
y aura des chemins creux, des chambres avec des noms de musiciens, des veillées
qui feront des cernes sous les yeux, mais aussi des mots pour l'espérance,
l'amitié qui se noue par un éclat de rire." (Cela fera)
"Campagnes en guenilles, lacérées comme les nuits sans
rêves, les absences agitées, les somnolences brèves. Trains
à l'aube qui ne trouvent jamais la bonne gare. Et pourtant, au bout des
quais, des mouchoirs agités, un baiser qui claque sur une joue, les mots
perdus que l'on ne retiendra pas, les nuits secrètes qui s'éloignent
au coin d'une rue." (Trains à l'aube)
"Tout à l'heure, j'ai quitté le port et ses bateaux immenses,
volé un dernier regard à la mer qui m'a vu naître. Là
où mon père a tourné le dos à sa terre. (...) En
cette ville comme ailleurs, une part de solitude, un encrier où tremper
ma plume, pour qu'ailleurs aussi ce moment soit partagé." (Rues
larges)
"Quand le cur appareille, il cherche des escales, des abris marins
pour reprendre souffle et vie." (Dans les carnets).
"La lente chute des mots qui disent d'obsédantes luttes, des
réveils d'amertume, l'éternelle question de la terre natale et
sa main sur mon épaule, ici ou ailleurs à vivre sans boussole,
au moment où de toutes parts l'on brandit des étendards."
(Du pays)
On y retrouve sans surprise l'éternelle déclaration d'amour
que l'auteur offre à la langue et aux mots qui sont sa source : "Et
que faire de ces fagots de mots empilés pour l'hiver, quand la flamme
de la bougie vacille et renonce ?" (La nuit ferraille)
"Derrière les dunes, les nuits de courses sur le sable, une guitare
toujours à portée de main et les chansons tricotées dans
l'instant, les mots, toujours les mots, seuls trésors dans nos bouches
étrangères. Les mots, frères d'aubade et de révolte,
porteurs d'amour, de billets tendres. Eux seuls savaient nous redonner un peu
d'élan, de fierté." (Notre jeunesse)
"L'or des mots ce serait une longue caresse, voyelles et voix mêlées
sur le lit de lignes en pente légère avant l'hiver. Et les ombres
dans un parc sous les arbres, des jambes nues, une main qui se glisse vers une
consonne et se consume." (L'or des mots)
"J'ai repris la route avec des valises de mots nouveaux, l'automne ayant
ouvert la fenêtre sur des promesses inconnues." (Les chansons
d'été)
"Mes doigts picorent les mots attachés à leur encre."
(Le soleil attend)
"Au derniers sillons de l'hiver, marcher encore, effacer le combat
inégal entre le papier et le feu, emporter cette peine accrochée
aux parois du cur. Faire de ces lignes un souvenir, un devoir de mémoire.
Et la danse des prénoms." (A L'aube)
"Je laisse là l'encre, prends les pas d'une jupe de lin qui glisse
sur le pavé. Elle est belle. Tout est dit." (Pour la dernière
fois)
L'ensemble, que l'on y glane quelques pages ou qu'on s'y immerge tout entier,
est superbe, plein de délicatesse, de charme, de justesse, de tendresse
et d'émotions.
Un auteur rare, une musique envoûtante, à découvrir, lire,
relire, absolument !
Dominique Baillon-Lalande
(05/08/12)