Je préfère qu'ils me croient mort
Au Libéria, les enfants rêvaient de devenir Weah, le grand
footballeur, le Mister George de Milan et Paris. Même si en cadeau, dans
Monrovia en ruine, on a offert à ces gamins des mitraillettes et des
machettes pour découper menu ceux qui se présentaient à
eux.
Ailleurs, on veut imiter les Éperviers du Togo, les coups de tête
d'Adebayor à Arsenal et Manchester.
En Côte d'Ivoire, ils n'ont d'yeux que pour la puissance de Didier Drogba,
la terreur des surfaces de réparation.
Au Mali, on parle encore de Salif Keita, de l'émotion dans la voix en
imaginant sa silhouette féline sur la pelouse de Saint-Étienne
ou sur les plages de Marseille et d'Espagne.
Nombreux sont les enfants africains qui rêvent de devenir une vedette
internationale du foot.
Aussi quand un homme "au costume bien tiré, portant des chaussures
cirées tout juste sorties de leur boîte" arrive pour les
filmer et choisir les meilleurs, c'est l'effervescence dans le village ou le
quartier.
Kounandi, 14 ans, le narrateur malien de ce roman, n'est pas décidé
à laisser passer sa chance. Il montre le meilleur de lui-même.
Le recruteur va ensuite voir les familles, parle de stage à Turin ou
à Séville.
Vous savez, je travaille pour de grands clubs, tout est très
bien organisé, il ira à l'école le matin, il sera soigné,
logé. Et dès le début, il aura même un petit salaire.
Un salaire ? Pour jouer au ballon ? On dit chez nous : "Le mensonge
donne des fleurs mais pas de fruits". Vous dites vrai ?
Oui, il recevra tous les mois une petite somme pour s'acheter de quoi
s'amuser un peu. Bien sûr, pour en arriver là, il faudra quitter
le Mali. En avion, et cela occasionne des frais.
Il demande deux mille euros, une somme colossale pour ces familles modestes,
"de quoi acheter quatre motos ou un troupeau de chèvres du Sahel,
et encore des pirogues avec moteur pour le transport du sable".
Alors, tout le quartier participe à une "tontine", cet investissement
collectif dont chacun doit ensuite profiter à son tour, et Kounandi peut
enfin partir avec deux autres adolescents de Bamako.
Malheureusement, à l'arrivée en France, rien ne se passe
comme prévu.
Les trois ados sont largués dans un hôtel de la zone commerciale
et leur premier essai footballistique se déroule dans un tournoi de jeunes
au stade de La Motte-Beuvron.
On est loin du mirage vendu deux mille euros mais Kounandi est prêt à
se battre. Il sait qu'il ne peut pas décevoir l'espoir de la famille,
de tous ceux qui ont contribué à la tontine. Ils ont cru en lui,
investi sur lui, il n'a pas le droit d'échouer.
Les lecteurs suivent avec émotion le parcours de ce jeune Africain à
la poursuite d'un rêve monnayé par un agent véreux et sans
scrupules. Un parcours jalonné d'obstacles, où parfois des mains
se tendent, mais sans qu'il sache si c'est pour l'aider ou profiter de lui.
Un livre aussi fort que nécessaire pour faire écho à la
déconvenue de ces centaines d'adolescents qui chaque année quittent
l'Afrique Noire pour tenter leur chance en Europe. Dans neuf cas sur dix, c'est
l'échec, l'impossibilité de l'avouer, de rentrer au pays. Un article
d'un journaliste sportif (Florian Kalouaz) conclut le livre avec cette phrase
douloureuse et désespérée : la plupart avouent alors
"je préfère qu'ils me croient mort"
Serge Cabrol
(07/03/11)