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Boris AKOUNINE


Bon sang ne saurait mentir



Les lecteurs d’Altyn Tolobas savent déjà qu’Eraste Fandorine a eu un petit-fils, Nicholas, qui, né citoyen britannique, est revenu s’installer dans la Russie de ses ancêtres où il a fondé une famille. Bon sang ne saurait mentir nous apprend qu’il y préside désormais « Le Pays des Soviets », société de conseil dont les affaires médiocres lui laissent le loisir de programmer un jeu vidéo consacré à son lointain aïeul Danila Fondorine, contemporain de Catherine II. Avec la virtuosité qu’on lui connaît, Boris Akounine va entrelacer deux histoires distinctes, l’une située au dix-huitième, l’autre au vingt-et-unième siècle, avec Danila et Nicholas pour protagonistes respectifs.

Les aventures de Danila et de son petit protégé Dmitri, en butte aux machiavéliques intrigues de la cour impériale, pastichent brillamment les romans de l’époque avec jeune veuve menacée dans son honneur, chevalier servant sans peur et sans reproche, style fleuri, discours sur la Raison et la Vertu et scènes attendrissantes : « Ce qui suivit alors ne fut pas sans évoquer la célèbre œuvre antique représentant Laocoon et ses fils enlacés par des serpents, car dans la confusion des étreintes, les bras levés au ciel et les rapides permutations de têtes distribuant les baisers, il était difficile de distinguer quelle partie du corps appartenait à tel ou tel. Par le vacarme qu’elle produisit, ladite scène eût pu rivaliser avec le tableau final du Triomphe de la Vertu (…) tout le monde s’exclamait, pleurait et à chaque instant remerciait tantôt le Seigneur et tantôt la Raison. » Pareil pastiche invite évidemment au sourire, ce qui n’empêche pas le lecteur de se passionner pour les rebondissements toujours inattendus d’un récit mené de main de maître. Quant à Danila Fondorine, il présente tous les traits du héros idéal, courageux, érudit, généreux, ami des Lumières, soucieux du bien public et combattant hors pair : il n’est pas indigne de son descendant Eraste Pétrovitch.

Les aventures de Nicholas, elles, s’apparentent à un thriller où s’affrontent des businessmen milliardaires aux méthodes maffieuses qui n’hésitent pas à employer des tueurs professionnels. Mêlé par hasard à une intrigue criminelle qui le dépasse, il devient la proie d’un chantage qui met en jeu la vie de ses enfants, et ne semble pas de taille à lutter contre des adversaires impitoyables : c’est un intellectuel rêveur et idéaliste, un naïf qui tombe dans tous les pièges. Pourtant, il révèlera à l’épreuve une force morale, une droiture, et finalement des capacités de déduction qui lui donnent la dimension héroïque de ses ancêtres, et justifient le titre Bon sang ne saurait mentir. La partie du roman où il intervient, sans doute plus réaliste que la précédente, brosse le tableau d’un pays dominé par des « nouveaux Russes » prêts à tout, qui vivent dans de véritables bunkers et exploitent les riches filons qui de l’industrie pharmaceutique, qui de la chirurgie esthétique pratiquée dans des cliniques hors de prix. Partout s’étalent richesse indiscrète, mauvais goût tapageur et placards publicitaires omniprésents. Pour féroce qu’elle soit, la satire n’est pas dépourvue d’humour, et le lecteur rit beaucoup : « L’affiche représentait une main gantée de cuir comme aux temps anciens, qui tenait une magnifique rose à la tige hérissée d’épines ; en guise de légende, figurait au-dessous ce distique :
Pour ne point vous blesser aux piquants de l’amour,
Les Trois Mousquetaires appelez au secours.
Et plus bas, en lettres gothiques :
Préservatifs les Trois Mousquetaires. Tailles : Porthos, Athos, Aramis. »

La dualité du récit ne menace pas la cohérence du roman : outre les transitions habiles qui nous font passer d’une histoire à l’autre, ces dernières présentent des ressemblances visibles, à la fois dans la technique du romancier et dans l’univers dépeint. Boris Akounine, une fois de plus, emprunte aux grands feuilletonistes l’art de tenir le lecteur en haleine en le confrontant à des retournements de situation étourdissants. Ses personnages sont parfois à double fond, et portent en eux d’inquiétants abîmes. Par ailleurs, quel que soit le siècle évoqué, la peinture de la Russie, et peut-être de toute société humaine, se révèle en dépit de son humour d’une accablante noirceur : la puissance sociale et politique y est le fief sans partage de bêtes de proie dont l’avidité ne recule devant aucune ignominie ; le père est prêt à sacrifier son fils, l’oncle sa nièce, le meurtre et le chantage sont les instruments normaux du pouvoir. Il existe certes des hommes et des femmes de cœur, mais ils sont impuissants à changer le cours général des choses et ne peuvent trouver le bonheur que dans le retrait, comme le comprend finalement Danila : «  Qu’ils aillent au Diable, tous les puissants de ce monde. Ils sont tous de même farine. Qu’ils s’entredévorent donc. » Et de partir avec ceux qu’il aime au-delà de l’Oural.

Il ne faudrait pas oublier néanmoins que les deux volumes de ce long roman ont pour but avoué de distraire, et qu’ils y réussissent parfaitement. Emporté par des péripéties haletantes, entre comique et tragédie, le lecteur les dévore avec jubilation.

Sylvie Huguet 
(17/06/09)    



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Noir & polar









Tome 1
335 pages, 21 €


Tome 2
327 pages, 21 €

Presses de la Cité


Traduit du russe
par Paul Lequesne



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