Boris AKOUNINE

L'amant de la mort
et
La maîtresse de la mort



Lorsque paraît un nouveau roman de Boris Akounine, les lecteurs qui le suivent depuis Azazel s’en font une fête. Ici le plaisir est double, puisque l’auteur nous offre non pas un, mais deux récits qui forment un diptyque. De son aveu même, L’amant de la mort et La maîtresse de la mort, « quoique absolument distincts, (…) créent, ensemble, un effet stéréo que seul le lecteur qui les lira tous les deux, dans l’ordre qu’il souhaite, entendra. »

On retrouve donc, dans la Russie de Nicolas II, Eraste Pétrovitch Fandorine, personnage récurrent d’une série qui compte douze titres, lequel est une sorte de synthèse des héros propres au roman populaire : il a la beauté d’Athos, une élégance de dandy, le génie déductif de Sherlock Holmes, un sens de l’honneur raffiné, un sang-froid inaltérable, une loyauté à toute épreuve, une force physique redoutable et la délicatesse d’un parfait homme du monde ; dans La maîtresse de la mort, l’héroïne le compare d’ailleurs au comte de Monte-Cristo. Tant de vertus, jointes au léger bégaiement qui ajoute à son charme, lui valent de multiples succès auprès des femmes. Ne lui manque pas même l’aura fatale propre au beau ténébreux romantique, puisqu’il doit ses tempes précocement blanches à la perte tragique, dans un attentat terroriste, de son tout premier amour. D’abord haut fonctionnaire chargé de missions très spéciales, il a démissionné assez vite, et, ne travaillant plus qu’à son compte, il voyage désormais beaucoup et ne revient plus que rarement en Russie. Il est toujours accompagné de Massa, son serviteur japonais qui est aussi son meilleur ami et à qui il doit sa maîtrise des arts martiaux.

Dans les deux romans qui nous occupent, la « Mort » qui figure dans le titre ne revêt pas le même sens. Dans L’amant, il s’agit du surnom porté par une jeune femme qui attire un sort funeste sur la tête de tous les hommes qui l’aiment. Dans La maîtresse, c’est une personnification du sort qui guette tous les vivants, un être surnaturel conçu comme le ou la « Fiancé(e) éternel(le) » qui fait signe à ses adorateurs pour les pousser au suicide. L’action de l’un comme de l’autre se situe à Moscou, en septembre 1900 : il s’agit de deux enquêtes distinctes d’Eraste Pétrovitch, menées parallèlement ; la première le conduit dans les bas-fonds de la ville, où va se perpétrer une série de crimes atroces ; la seconde concerne une épidémie de suicides qui frappe surtout la jeunesse cultivée. Chacune met en relief un aspect de la société russe, qu’il s’agisse de la crise morale traversée par l’intelligentsia ou du royaume sordide de la pègre. A chaque fois, Fandorine apparaît plus ou moins tardivement dans le récit, et jamais sous son nom propre : dans La maîtresse de la mort, il porte le surnom de prince Gengi, et dans L’amant, le pseudonyme d’Eraste Pétrovitch Nameless ; toutefois le lecteur averti l’identifie aussitôt à son apparence et à son comportement.

Chacun des deux récits s’attache de façon privilégiée à un personnage central : dans La maîtresse de la mort, le lecteur suit les pas de Maria Ivanovna Mironova, jeune et charmante écervelée de bonne famille qui a quitté son Irkoutsk natal pour mener à Moscou ce qu’elle croit être la vie romanesque et sans préjugés d’une jeune femme moderne. Très vite, elle s’affilie au club des « Amants de la Mort », dont les membres, soumis au magnétisme de l’inquiétant Prospéro, se réunissent le soir pour réciter des poèmes, pratiquer le spiritisme et guetter les signes que doit leur envoyer le ou la Fiancé(e) éternel(le). Dans L’amant, le héros, Senka Skorikov, est un orphelin au cœur tendre que les mauvais traitements de son oncle ont amené à se joindre aux voyous de la Khitrovka, le quartier le plus mal famé de Moscou. Par forfanterie, il se fait admettre dans la bande du redoutable Prince, un des caïds qui règnent sur les lieux, mais il est bientôt épouvanté par la barbarie de ses nouveaux compagnons. Ces deux personnages sont attachants et dotés d’une réelle épaisseur romanesque, de même que Tachka, petite prostituée de treize ans, déjà syphilitique, qui s’occupe de sa mère tuberculeuse et rêve d’adopter un caniche. Quant à Fandorine, on découvre ici de nouveaux aspects de son caractère, par exemple sa passion pour la mécanique – il a conçu une automobile révolutionnaire – et un talent pour le déguisement qui fait une fois de plus penser à Sherlock Holmes.

Boris Akounine mène ses deux intrigues avec sa virtuosité coutumière, une verve et une inventivité qui font songer à un Alexandre Dumas : comme le romancier français, il maîtrise admirablement l’art des rebondissements et du suspense propre aux grands feuilletonistes du dix-neuvième siècle, tenant le lecteur en haleine et lui ménageant des surprises jusqu’à la dernière page ; il y ajoute une distance ironique qui autorise souvent une lecture au second degré, sans qu’on cesse pour autant de se passionner pour le sort des personnages. Il utilise avec brio toutes les techniques du récit, juxtaposant les coupures de presse aux rapports de police et au journal intime de Maria Ivanovna, alias Colombine. Il mélange aussi les tons avec une aisance déconcertante, passant de l’horreur de scènes de crimes dignes d’un roman noir à la comédie de mœurs et de caractère, par exemple lorsque Senka, ayant trouvé un trésor – car, dans les romans de Boris Akounine, on peut trouver des trésors dans les caves – décide de s’intégrer à la société cultivée et paie grassement un étudiant ravi de l’aubaine pour lui donner des leçons de savoir-vivre et de beau langage. Langage avec lequel Boris Akounine se plait également à jouer : ainsi, dans La maîtresse de la mort, il prête à Colombine rédigeant son journal intime un style à la fois naïf et ampoulé, pour évoquer par exemple avec emphase « sa virginité offerte en sacrifice » ; par ailleurs, dans L’amant de la mort, il utilise avec une délectation évidente la langue verte de l’époque, dont son traducteur Paul Lequesne restitue tout le pittoresque ; on apprend ainsi avec intérêt que « goupiner le poivrier » signifie assommer et dépouiller un ivrogne,et qu’un homme à la mine distraite se dit « un pantre qui pique de la vignette. » Les échanges entre Senka et Fandorine, qui l’a pris sous sa protection et s’efforce de l’éduquer, sont particulièrement savoureux à cet égard : « Qu’est-ce que vous branlez comme conneries ? » s’écrie un Senka exaspéré de voir son mentor interrompre une discussion capitale pour « barbouiller du papier ». Et Fandorine de répliquer avec la méthode qui le caractérise : « Pas "qu’est-ce que vous branlez comme conneries", mais "pourquoi perdez-vous votre temps à ces bêtises". Et d’un. (Eraste Pétrovitch pencha la tête pour mieux admirer sa peinturlure.) Or je ne perds pas mon temps à des bêtises, je concentre ma pensée à l’aide de la calligraphie. Et de deux. Impeccablement tracé, cet idéogramme signifiant "justice" m’a aidé à passer de la déduction à la p-projection. Et de trois. » Boris Akounine s’amuse également à transcrire phonétiquement l’accent japonais de Massa, comme Balzac l’accent alsacien de Nucingen.

Souvent, d’ailleurs, on pense aux grands romanciers du dix-neuvième siècle en lisant ces deux livres. On a déjà cité Dumas, mais L’amant de la mort, en peignant les aventures d’un orphelin dans les bas-fonds, fait aussi songer à Eugène Sue et à Dickens. C’est cependant à Dostoïevski que les références sont les plus évidentes : dans La maîtresse de la mort, l’auteur campe ainsi un mouchard qui semble vouer un attachement masochiste à son supérieur et qui truffe ses rapports de considérations comme «  je suis un faible, et vous possédez la singulière faculté de contraindre ma volonté. Le plus odieux est que j’éprouve un étrange plaisir à me soumettre à vous, ce pour quoi j’éprouve ensuite pour moi-même une profonde détestation ( …) infâme et voluptueux esclavage ! » Quant au personnage de la Mort dans L’amant, sa très grande beauté, sa vie dissolue, ses sentiments exaltés et son amour pour un homme dont elle se juge indigne ne sont pas sans évoquer la Nastasie Philippovna de L’Idiot.

« L’effet stéréo » promis par l’auteur se manifeste dans la mesure où les deux romans entrent en résonance, en particulier lorsque des allusions présentes dans l’un trouvent leur explication dans l’autre. L’œuvre de Boris Akounine y gagne une épaisseur nouvelle. On attend avec impatience la traduction des quatre derniers volumes, en osant espérer que l’auteur n’aura pas suivi l’exemple de Conan Doyle, et n’a pas assassiné son héros.

Sylvie Huguet 
(10/12/06)    



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Noir & polar









Presses de la Cité
400 pages
20 €


Traduits du russe
par Paul Lequesne







Les précédentes aventures d'Eraste Fandorine ont paru chez 10/18, dans la collection "Grands détectives"














(Avec Altyn Tolobas,
nous suivons les aventures
du petit-fils d'Eraste,
Nicholas Fandorine...)