Photo©Dominique Houyet
Isabelle
Rossignol



Formatrice et animatrice
d'ateliers d'écriture,
publie alternativement des ouvrages pour la jeunesse et pour les adultes.


Votre dernier roman Sale linge a été inspiré d’une histoire authentique. Il parle de la misère sociale et familiale. On retrouve votre univers d’écriture dans un contexte plus social. Quel rôle joue l’écrivain pour vous dans l’engagement humain et social ?
Je ne pense pas du tout à ce genre de choses lorsque j’écris. Il se trouve, de par ma sensibilité et mon vécu, que ce qui me touche et me préoccupe, tant d’un point de vue littéraire qu’humain, concerne souvent le social. Mais c’est, pourrait-on dire, un hasard de l’existence...
Si je crois à l’engagement politique, je ne crois pas vraiment à l’engagement du point de vue littéraire. Selon moi, la meilleure manière de ne pas écrire un texte engagé serait de le prévoir. Je vis plutôt mon écriture comme un univers d’exploration de l’humain et de la langue. Mais avant tout de la langue. Le contenu est porté par le style. Le style porte le contenu. C’est cet assemblage qui m’intéresse.

Comment est né ce roman, s’est-il construit différemment de vos précédents écrits ?
Ce roman est né d’une rencontre. Lors d’une soirée, une femme m’a dit avoir lu « petites morts » et en avoir apprécié la violence. Elle m’a dit ensuite cette phrase extraordinairement littéraire et tragique : « je voudrais vous confier ma vie. Après, vous en ferez ce que vous voulez. »
J’ai rencontré plusieurs fois cette femme pour l’interviewer. J’allais chez elle et j’écrivais directement ce qu’elle me disait. Mais je savais très bien que, du matériau qu’elle me donnait, je ne retirerais que quelques scènes. Comment dire ? Je crois que la vie de cette femme ne me donnait pas un récit mais des images, des images qui coïncidaient avec mon imaginaire propre et cela seul comptait.
Je suis donc repartie chez moi, un soir, en sachant que j’écrirai à partir du gant de toilettes, des serviettes rouges, de l’odeur à l’école, du tas de charbon sur lequel le père pleure, de l’homme qui l’arrête à vélo. Mais, dans la réalité, rien de cela n’a réellement existé. Par exemple, le père était le beau-père, l’homme à vélomoteur n’est pas sorti de l’anonymat. Je me suis donc bel et bien servie de la vie de cette femme pour en faire ce que je voulais...
J’ai travaillé et écrit en fonction de ces scènes (gant, serviettes etc.), construisant un synopsis pour qu’elles s’enchaînent et fassent une narration. En ce sens, cela a été une nouvelle méthode pour moi, puisque jamais encore, je n’avais écrit à partir d’un synopsis. En fait, je suis entrée dans le roman avec ce texte.

Sale linge présente aussi la problématique de l’avortement à l’époque où il était encore interdit. Actuellement, il est légalisé mais on se trouve dans une période où il est remis en cause et où parfois il est encore difficile d’avorter. Pour quelles raisons avez-vous abordé ce thème dans votre roman ?
Le hasard encore ? Non, pas vraiment. Il y a cinq ans de cela environ, j’ai fait une émission pour France Culture intitulée « l’avortement hier et aujourd’hui ». J’avais interviewé Annie Ernaux pour son livre sur le sujet (L’événement) et des femmes ayant vécu l’avortement à notre époque.
Des deux côtés, malgré les différences de dates, les souffrances étaient presque les mêmes. On pouvait en arriver à dire qu’une seule chose avait changé : les femmes ne souffraient plus dans leur corps. Pour le reste, tout était identique : le service médical culpabilise et le traumatisme psychique est immense. Après cette émission, j’en suis même venue à me dire que l’avortement est plus difficile à supporter à une époque où il est libre, car il ressemble à un choix que les femmes font « en toute impunité ». Elles sont souvent taxées de légèreté alors qu’au moment où l’avortement était interdit, elles étaient vécues comme courageuses.
Bref ! Ce qui m’a intéressée dans le récit de Jocelyne F., c’est que, pour la première fois, j’entendais parler de l’avortement, non pas du point de la victime, non pas du point de vue de l’avorteuse, mais du point de vue d’une enfant. A travers son récit, c’était toute l’approche du corps féminin qui s’offrait à moi. Comment une gamine pouvait-elle s’approprier son corps de femme après avoir vu cela ? Cela, c’est-à-dire le sexe souffrant.
Et là, je retombais en quelque sorte dans mes thèmes...

Comment se déterminent vos thèmes ?
J’écris avec ce que je suis, avec mon regard et ma langue, faits tous deux de mon expérience, et de celle que j’observe, écoute, reçois... L’écrivain n’est jamais inspiré : il aspire, comme un aspirateur, la poussière du monde.

Vous avez écrit deux textes, Aidez moi ou je pars et Les ombres et la plaie, à partir de scénarios établis en collaboration avec les participants de l’un de vos ateliers d’écriture. Comment cela s’est-il passé ?
Le dispositif est long à expliquer. Disons que des personnes en difficulté de lecture et d’écriture ont été volontaires pour rencontrer un écrivain et lui donner la trame d’un récit. A charge à l’auteur de retranscrire ce récit avec fidélité.
J’ai rencontré cinq fois le groupe pour construire l’histoire, puis une fois pour la lui lire et avoir son accord de publication.
L’ensemble était coordonné par une association d’Angers qui a eu la riche idée de créer une collection pour « illettrés ».

On retrouve votre univers d’écriture et votre style. Comment ont réagi les personnes qui ont travaillé avec vous à la lecture de vos deux textes ?
Je suis étonnée que l’on dise que l’on retrouve mon style dans le premier texte, car j’ai parfois utilisé stricto sensu des passages que les participants du groupe avaient écrits. En outre, puisqu’ils ne m’avaient jamais lue, on ne peut croire à une sorte d’adhérence inconsciente à mon écriture. Je ne sais que dire. Disons que ce groupe et moi, nous avons été en totale symbiose dès notre première rencontre. Si le thème et la trame qu’ils ont choisis (un ouvrier est marié à une dentiste qui va le plaquer. Il va sombrer puis renaître en partant voyager) ne me seraient jamais venus à l’esprit, il est clair que tout cela « collait » avec mon univers d’écriture. Pourquoi ont-ils choisi cela avec moi ? Cela relève du mystère.
Pour le second texte, là, je ne suis plus étonnée que l’on m’y retrouve puisque ce texte m’appartient en propre. Mais en terme de style, il me semble que les deux textes n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le second est écrit sur un mode stylistique qui, pour moi, s’apparente aux fragments et à la brièveté. Dans le premier en revanche, j’ai juste tiré un fil narratif, sans chercher un effet de style. Je cherchais juste la lisibilité.

Vous animez de nombreux ateliers d’écriture. Quel est l’apport de ce travail dans votre démarche littéraire ?
Sincèrement, j’essaie qu’il n’y en ait aucun. Je clive au maximum les deux activités. Selon moi, animer un atelier d’écriture, c’est se faire guide de l’écriture de l’autre. Si j’arrive en tant qu’écrivain, je prends le risque de ne pas écouter l’écrivant dans ce qu’il a à faire, mais de l’écouter en fonction de mes propres points de repère.
A l’inverse, lorsque j’écris, je veux oublier les autres. Je veux entendre ma voix et me déposséder de tout ce qui pourrait empêcher qu’elle m’arrive distinctement aux oreilles.

Vous avez aussi écrit un ouvrage sur les ateliers d’écriture. Quel rôle jouent ces ateliers en fonction des publics concernés ?
Ah ! Le rôle ! Vous y tenez ! Or, selon moi, le rôle ne vient pas de l’acteur mais du public. Je veux dire par là que c’est le public qui, en s’appropriant d’une manière « x » ou « y » l’atelier, va lui donner ou lui prêter le rôle qu’il recherche.
Si l’on veut, l’atelier d’écriture a un seul rôle : permettre à des personnes qui veulent écrire de pouvoir le faire, cela en dehors des schémas scolaires. Le reste, chacun se l’invente en le vivant.
Quel est le rôle de la vie ? Pourriez-vous me demander. Et je vous renverrais volontiers la question. Est-ce de vivre, d’apprendre à mourir, d’aimer, de devenir kamikaze, de travailler ? L’atelier d’écriture est là comme la vie est là : mouvant et divers, il prend la forme que les écrivants lui donnent. Si c’est l’animateur qui détient la clé de cette forme, ce n’est plus un atelier mais une école d’écriture. Et c’est une autre histoire.

Vous écrivez beaucoup sur les femmes, sur leur corps et leur quête intérieure. Comment se créent vos personnages ?
Comme tout le monde, ma vie a été traversée par celle des femmes de ma famille : femmes muettes devant leur mari, femmes dépourvues de féminité et taxées le plus souvent de frigidité ou autre compliment du genre. Dans cet environnement, il m’a fallu tout apprendre seule. De là mon intérêt pour les femmes et le corps, via une quête intérieure pour le découvrir et l’aimer.
La question des personnages est différente puisque je construis aussi (de plus en plus d’ailleurs) des personnages masculins. D’où viennent les personnages ? C’est une vaste question. Je pourrais faire une réponse à la Butor : de la nuit, de l’enfance etc. Je crois plutôt, comme je le disais tout à l’heure, que les personnages viennent de tout ce que le regard a aspiré et retenu. Les personnages viendraient donc d’une poussière (non biblique). Ils grandissent et s’étoffent ensuite au fil du texte, parfois en s’imposant. Leur visage naît à force d’écrire. Leur psychologie se développe par nécessité du texte lui-même. Il y a un point de départ, puis c’est l’écriture qui fait tout. C’est le récit qui nous fait choisir le prénom, le nom, la couleur des cheveux... Rien ne peut être prémédité en dehors de cette image floue qui apparaît et qui fait dire : « Tiens ! Ce brin de poussière-là, je veux l’attraper et lui donner une forme. » Un personnage, ce peut être ainsi, au départ, un simple concept.

Vos personnages féminins sont souvent dans la quête de leur identité et de leur capacité à aimer ? Est-ce un thème qui vous a poussé à écrire ?
C’est un thème qui me pousse, tout simplement. Mais, si je devais résumer la thématique de mes textes, je dirais plutôt que j’essaye d’écrire sur le malentendu hommes-femmes.

Vous avez écrit de superbes Histoires de lits. C’est original et osé d’aborder ce thème. Le lit est-il un lieu d’existence essentiel pour la construction d’un être ?
Je pense que oui. J’ai d’ailleurs appris, en faisant une nouvelle émission pour France Culture sur ce thème, que de nombreux écrivains ne pouvaient écrire que couchés. Comme Proust.
Moi, j’écris assise et je passe très peu de temps au lit, d’où mon envie, peut-être, d’aller voir cet objet-là de près. Il est banal de dire que le lit est le lieu de la vie et de la mort, de la naissance et de l’amour... Mais avouez que face à des thèmes littéraires de ce poids, il y a de quoi creuser.
Alors oui, le lit ou l’absence de lit est essentiel pour la construction... D’un livre. D’un être, je ne sais pas. En ce qui me concerne, ce fut plutôt un lieu de déconstruction, alors...

Votre ouvrage Petites morts a d’ailleurs abordé la sexualité des espèces animales fantasmées puis celle d’un corps de femme. Vos différents ouvrages représentent un cheminement, presque un chemin de croix. Est-ce aussi une libération pour vous ?
Un chemin de croix ? Comme vous y allez ! Serais-je Jésus ou Dieu soi-même, moi qui parlais de personnages venus de la poussière ? Non, je ne vis pas du tout mon travail de cette façon et j’en suis bien contente sinon... Quel calvaire !
Je ne vis pas davantage cela comme une libération. J’ai besoin d’écrire comme de respirer, c’est tout ! J’ai besoin d’écrire comme mon ami fleuriste ne peut vivre sans remuer la terre. Nous libérons-nous en faisant cela ? Peut-être. Je ne sais pas.

L’un de vos textes Mes larmes parle de la douleur d’une séparation. Quel rôle joue l’écriture dans les douleurs de la vie ?
Peut-être voudriez-vous que je vous dise que l’écriture est libératoire ou qu’elle a un rôle... psychologique. Hélas, je n’en pense rien. Ou, si elle l’a, ce n’est – encore – qu’un effet. Mais, c’est vrai, Mes larmes est un texte à 90% autobiographique. Pourtant, ce n’est pas pour me libérer d’une douleur que je l’ai écrit : c’est parce que je trouvais qu’il y avait, dans les mots et la langue qui accompagnaient mes pleurs, un matériau littéraire. Cette langue des pleurs sonnait comme un style brut dont j’ai voulu tirer partie. Il me semblait en effet n’avoir jamais lu que le dépouillement de la douleur, l’après-douleur en somme, ou la douleur étudiée, désossée. Ici, j’avais le pouvoir d’explorer un mode d’écriture nouveau via la douleur in situ. C’est cette exploration que j’ai menée.
Le travail de réécriture a été très long et très pénible, car il m’a fallu retrouver, des mois après le premier jet, cette langue qui s’était dissipée en moi. Je devais me forcer à pleurer pour retrouver l’état psychique et stylistique des larmes. Quel boulot quand j’y pense...

Comment se détermine votre forme d’écriture qui est romanesque, parfois plus poétique ou sous forme de fragments ?
C’est le fond qui décide. Enfin... C’est le fond qui décidait... Car, pour mon prochain texte, j’ai décidé que j’écrirai des nouvelles. Je vais donc faire l’inverse de ce que j’ai fait jusqu’à présent.
J’aime me donner des challenges. Cette fois, je veux me confronter à un genre. Je vais donc chercher des sujets qui se prêtent à ce genre et travailler en fonction de cet objectif.

L’un de vos textes, Petites morts, a été joué en Avignon cet été. Comment vivez-vous la mise en scène de vos écrits ?
Très bien, même si j’ai pleuré à chaque représentation que j’ai vue, non pas cet été mais l’été dernier. J’aime regarder ce que les autres font de mes textes. Là, en plus, j’ai eu la chance d’être associée au travail pendant sa gestation. J’ai pu voir que la troupe faisait une lecture différente de celle que j’imaginais, mais qu’elle ne trahissait pas le texte. J’ai donc laissé faire, sans m’inquiéter de rien. La mise en scène est beaucoup plus violente que ne l’est le récit. Elle est beaucoup axée sur la scène centrale (lue par la troupe comme un viol), ce qui donne à l’ensemble un côté plus féministe... qui n’est pas pour me déplaire.
Cette troupe va, à présent, monter Mes larmes et j’en suis ravie. Nous allons travailler quelque temps ensemble car la comédienne a besoin de m’entendre dire à voix haute le texte ; mais ensuite, ce sera son approche, sa sensibilité et son choix qui prédomineront.

Quels sont vos projets d’écriture ?
Je vais reprendre un texte pour très petits (6 ans) que j’ai commencé à écrire puis interrompu. J’ai deux commandes de fictions pour France Inter. Et je vais me lancer dans le projet de recueil de nouvelles dont je parlais.
Mais, en réalité, à l’heure où je vous réponds, tout cela est un peu flou car je viens de donner un nouveau roman et j’attends la réponse de l’éditeur. Je suis donc dans une période d’attente qui rend l’écriture difficile.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet 

Mise en ligne : Octobre 2006






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Sale linge)







Les ombres et la plaie