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Jean-Paul DIDIERLAURENT

Bec et ongles

Ce recueil de nouvelles posthume regroupe à la fois les dernières nouvelles écrites par l’auteur en 2021 et d’autres plus anciennes, lauréates de divers concours et jamais publiées.

Ces quatorze nouvelles de six à dix-neuf pages dont l’écriture s’échelonne de 1999 à 2021 qui se retrouvent ici indifféremment mélangées, s’articulent autour d’un certain nombre de thématiques.
Le sujet abordé dans la majorité de ces nouvelles est la mort. Nuit blanche écrite en 2005, met en scène Fatou, enfant albinos de douze ans vivant reclus dans l’appartement familial depuis que le « Mal noir », ces ombres fatales qui sous le soleil engluent et étouffent les humains, s’est répandu sur le monde suite à l’éclipse totale du soleil en 1999. Son seul ami est une vieille machine à écrire qu’il considère « comme un animal fidèle attendant patiemment de prendre vie sous les mains de son maître ».  Demain c’est le printemps lui indique le calendrier accroché au mur et Fatou, pour ne pas basculer dans la folie, rêve que la ville et la nature vont se réveiller et que des rescapés, « une poignée de Robinson Crusoé prisonniers de leur île », auront comme lui survécu. Ce récit apocalyptique est adouci par le fait d’être raconté non sans naïveté et espoir à hauteur d’enfant. Un cimetière est au centre de la nouvelle Le calepin qui met en scène Aimé, un grand gaillard taiseux voire inamical, fossoyeur par vocation, époux de Marie, sage-femme petite et boulotte, vive et toujours souriante. « Marie met au monde quand Aimé porte en terre. » Il faudra attendre le suicide par pendaison à quatre-vingt-deux ans du fossoyeur pour que son neveu découvre tragiquement son secret... D’inspiration classique mais non sans surprise cette nouvelle de 2021 à la frontière entre la littérature fantastique et l’enquête dégage une forte atmosphère de mystère. Naranja (2014) est une histoire de rapt et de tauromachie : Raphael Alvarez Barras, dit El Niño, est un ancien torero qui approche la cinquantaine. C’est par surprise que deux individus planqués derrière des masques de Laurel et Hardy, l’assomment et l’embarquent. Blanche-Neige, qui apparemment a supervisé l’enlèvement au nom de l’Alliance d’Union Révolutionnaire d’Opposition à la Corrida, annonce aux médias que El Niño aura une oreille ou un doigt coupés à chacun des honteux carnages habillés en spectacle perpétué par ses célèbres successeurs... Ce plaidoyer contre la tauromachie doublé d’une affaire policière d’enlèvement quelque peu baroque est un modèle du genre. La mort est aussi le sujet de Pénélope (2021) dont le compagnon a disparu en mer depuis huit ans et qui depuis sur son île tricote et détricote le pull qu’elle lui destinait à son retour. Cette réécriture du mythegrec pour illustrer le deuil et l’absence est à la fois émouvante et originale.
Si au thème de la mort on adjoint celui de l’hôpital, même si au moins deux des nouvelles qui s’y déroulent n’induisent aucunement une issue tragique des patients concernés, trois nouvelles peuvent s’y ajouter : La nouvelle titre où, suite à une scène d’hystérie collective dans un stade en fin de match, un homme le visage en sang transporté aux urgences apprend à son réveil postopératoire qu’il ne devrait conserver qu’une discrète cicatrice de sa blessure à la joue mais que le chirurgien n’a pu sauver son œil gauche. Quelle sera la réaction de ce blessé atteint depuis un traumatisme d’enfance d’une sévère ornithophobie (peur incontrôlable des oiseaux) en découvrant sur son plateau-repas du soir un consommé de poulet ? « Les gens ne voient dans les volatiles que grâce et beauté, s’extasient sur leur plumage, quand ce n’est pas sur leur ramage. Personne à part moi ne semble remarquer la malignité terrée au fond de leur regard, ce concentré de méchanceté héritée de leurs lointains ancêtres les dinosaures. » Angoissante et puissante à la manière des oiseaux d’Alfred Hitchcock, cette nouvelle décalée se révèle également drôle et surprenante. L’hôpital sera le cadre de deux autres nouvelles où les protagonistes seront victimes d’Accident Cardio-Vasculaires. Dans Puntilla (2007) unhomme dans le coma « prisonnier de son corps » depuis plusieurs mois « s’invente des mondes (…) pour ne pas sombrer dans la folie » à partir de la présence d’une mouche ou des reproductions de tableaux célèbres illustrant le calendrier fixé au mur, notamment une scène de tauromachie de Picasso (comme un écho à Naranja) où la vie et la mort s’affrontent. « La chambre n’existe plus. Là-bas au milieu de l’arène, l’homme et le taureau ont entamé leur dernière danse sous le soleil brûlant (…) Ils sont au centre du monde. Tout le reste n’est plus qu’illusion ». PourRoland qui dans Pulsations (1999), avec ses« cent-quarante kilos de graisse » et son cœur fatigué bénéficiera d’une greffe, la problématique sera plus axée sur ce que signifie vivre avec le cœur d’une autre que sur le séjour hospitalier du personnage. Ces deux nouvelles au plus proche du vécu des deux hommes, loin d’être sombres, sont pudiques, émouvantes et vues de biais par le prisme de l’art ou de celui du don d’organe.

Ce pas de côté pour évoquer une réalité singulière, triviale ou quotidienne, on le retrouve dans trois nouvelles. En 2021 avec Covoit, une courte fantaisie amoureuse sur fond de chômage économique. En 2003 avec Fissure(s) où un représentant commercial de nains de jardin subissant l’inéluctable érosion de ce marché et l’usure de vingt-cinq ans sur les routes, ne supporte plus ni ses clients, ni Blanche-Neige et son air de sainte-nitouche, ni son épouse, ni sa vie gâchée par le travail. Un signe suffit pour que Blanche-Neige se transforme en arme par destination pour assommer un client grincheux... Si la présence active des nains facétieux allège un peu le scénario, celle-ci est la seule nouvelle vraiment noire du recueil. Dans Cabine 4 (2004) si Jeannine Brignon qui en blouse de nylon bleu ouvre la grille des sanitaires du centre commercial (univers ultra-aseptisé qui n’est pas sans nous faire penser au milieu hospitalier) à huit heures tapantes puis surveille les toilettes jusqu’à  leur fermeture à dix-neuf heures avant de se livrer de façon pointilleuse à leur grand nettoyage, prend ici les traits d’un robot traqueur de microbes, un détail cloche. Pourquoi semble-t-elle porter à cette cabine n°4 toujours close et probablement hors d’usage un tel intérêt ? Quel est son secret ? C’est là le mystère que l’auteur fait surgir de l’ordinaire le plus trivial à travers son personnage déroutant.

Quatre de ces nouvelles s’inscrivent dans le thème même de l’édition, du livre ou de l’écriture. Ainsi en est-il de la première, Marée noire, dont le héros est un bibliophile qui « tourne les pages (…) pour en admirer la qualité typographique. Je les aime pour leurs couleurs, pour leurs odeurs et pour leurs formes », avant qu’un jourles textes se vengent et envahissent sa maison du sol au plafond. Devant cet assaut de mots vivants et véloces, semblables « à des fourmis processionnaires », l’homme paniqué sentant que toute tentative de fuite est désormais impossible cherche à endiguer ce flot obstiné et à se protéger de ces lettres qui « dans leur exode s’entrechoquaient, pleins contre déliés. Les jambages crissaient sur le parquet. C’était le bruit d’une armée qui défile, une armée de majuscules et de minuscules partant en guerre »… Une nouvelle non datée et résolument fantastique à la manière d’Edgar Alan Poe. La boîte aux lettres en fonte achetée par Julie chez un antiquaire dans Post(e)-mortem (2005) est au centre d’unincroyable scénarioqui oscilleentre Histoire et fantastique autour de la correspondance que l’ex-objet public a avalé sur une centaine d’années. Ce récit étrange illustre la façon dont un objet peut prendre possession d’un individu. Encrage (2014) et Le Liseur (2005) se répondent avec pour personnage commun Gaston qui travaille depuis plus de trente-huit ans au pilonnage des invendus. On le retrouve donc dans la première nouvelle au Salon du Livre de Paris où une jeune fille au visage d’ange pourrait bien introduire un grain de sable dans la machine bien huilée de son existence puis dans la deuxième sur son lieu de travail où l’on peut voir les effets de ce renversement. En équilibre entre réalisme et loufoquerie c’est bien l’amour de la lecture qui ici se glisse.

Dans Bec et ongles Jean-Paul Didierlaurent nous raconte le monde et les gens comme ils sont, entre ombre et lumière, fragiles, cabossés, dépassés parfois, avec un naturalisme pailleté d’humour, de fantaisie et de mystère. Ses nouvelles sont vives et efficaces, la tolérance et la générosité y affleurent avec empathie et bienveillance et les personnages de fiction qui en émergent sonnent juste et nous sont proches. L’adresse que montre l’auteur pour entrelacer le réel et le fantastique sans que le lecteur ne parvienne à pressentir le moment de cette bascule est résolument du grand art. Un beau recueil à déguster.     

Dominique Baillon-Lalande 
(06/04/23)    



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Au Diable Vauvert

(Décembre 2022)
208 pages - 19 €

Version numérique
9,99 €










Jean-Paul Didierlaurent
(1962-2021)
nouvelliste et romancier.

Bio-bibliographie de
Jean-Paul Didierlaurent
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