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Dans la lumière de l’aube, on distingue un homme emmitouflé dans une chaude couverture qui, loin des autres passagers du transatlantique, adossé à un container du pont supérieur, contemple la mer grise espérant entrevoir ces poissons argentés aux nageoires pectorales surdéveloppées qui parfois, lui a-t-on raconté, survolent le paquebot en pleine mer. Ces longues heures de fièvre et de solitude à côtoyer la mort qu’il sent déjà rôder autour de lui sont propices à l’émergence de la réflexion et des souvenirs. Par associations d’idées, de visions et de sons, le cri d’une mouette, une ombre, une vague, le vent, un simple nuage ou un mot suffisent à le ramener à la musique, à l’enfance et aux événements professionnels ou familiaux qui de façon heureuse ou douloureuse ont jalonné son existence d’homme et de musicien. Que pèse son prestige face à la blessure profonde et inguérissable de la mort il y a quatre ans de sa fille aînée emportée par la scarlatine à cinq ans ? Il se souvient qu’« Un jour, il l’avait portée à la nage presque au milieu du lac. Elle était collée à son dos comme une petite grenouille, les bras étalés autour de son torse, la joue pressée contre sa nuque » ? Que faire de sa réussite alors qu’Alma, cette épouse rayonnante de dix-neuf ans de moins que lui, adorée et mère de ses deux filles, s’apprêtait avant qu’il ne tombe malade à le quitter pour un jeune architecte et n’attendait plus aujourd’hui que l’opportunité de sa mort pour convoler avec lui ? Que vaut la célébrité du chef d’orchestre quand le compositeur ne rencontrait souvent que l’incompréhension ou l’hostilité de ses contemporains pour ses symphonies ? Bientôt, le voyage tire à sa fin. Tandis que la côte où les journalistes sont amassés dans l’attente de son arrivée se rapproche lentement, l’infection qui l’a atteint à New York semble s’aggraver. « Dans une tentative de se pencher un peu plus au-dessus du bastingage, il s’écroulait et tombait à genoux sur le pont, quelques secondes seulement avant que ne retentissent dans l’escalier les pas lourds des hommes. (…) Tandis que, au large, l’eau commençait à bouillonner et que s’élevait l’instant d’après, un banc de poissons argentés, scintillants avec une force telle qu’ils semblèrent plonger la mer entière dans leur ombre », trop tard pour Gustav Mahler qui a déjà le dos tourné. Robert Seethaler qui n’est pas critique musical ne nous offre pas dans Le dernier mouvement une analyse musicologique d’une ou des œuvres de Gustav Mahler. « On ne peut pas raconter la musique, il n’y a pas de mots pour ça. Dès qu’on peut décrire la musique, c’est qu’elle est mauvaise », dit Gustav Mahler au groom qui l’interroge. L’auteur ne nous propose pas plus une énième biographie du grand maître. C’est ailleurs qu’il se positionne, au cœur du processus même de création auprès de l’artiste absorbé tout entier par sa passion qui, en pointillé comme lui reviennent les souvenirs, nous livre ses frustrations de compositeur face à un public déstabilisé par sa modernité et ses dissonances et un monde de la critique qui longtemps l’a méprisé. Quant au chef perfectionniste, il enrageait que les membres de son orchestre qu’il bousculait n’aient jamais vu autre chose chez lui que de l’autoritarisme et une insatisfaction chronique et caractérielle alors qu’il ne cherchait qu’à les aider à donner le meilleur d’eux-mêmes afin de servir avec excellence l’œuvre au programme et le public. C’est aussi sa façon de nourrir ses compositions des bruits du quotidien et tout particulièrement les sons existants en pleine nature (chants d’oiseaux, bruit du vent ou de la rivière…), des mots venus frapper son oreille et de ses émotions comme la douleur profonde ressentie face à la mort de sa fille Maria, la colère et la jalousie face à la trahison et l’abandon d’une épouse éperdument aimée mais aussi le bonheur lumineux des vacances d’été au Tyrol ou la joie des jeux partagés avec Maria et Anna, que, unissant l’artiste à l’homme et la musique à la vie, nous livre le personnage à l’heure où il sent la vie lui échapper. Derrière la personnalité artistique mondialement célèbre c’est dès lors la fragilité et les paradoxes de l’individu que l’auteur en toute simplicité nous dessine. Non son approche de la mort mais ce qui l’a fait vivre, le rend si proche de ce compatriote écrivain qui plus de cent ans plus tard lui redonne voix et, parfois, si semblable à nous. Comme Mahler a nourri ses compositions du chant des alouettes ou du souffle du vent, c’est dans cette fiction d’inspiration biographique de la mer et des vagues en mouvement que le long monologue imaginé par l’écrivain autrichien semble puiser sa puissance, faisant jaillir les souvenirs et les pensées du corps souffrant du compositeur pour lui rendre un instant toute sa vivacité. Robert Seethaler n’explique pas, évite le récit direct et lui préfère l’esquisse, les images, pour suggérer les émotions. Et c’est presque naturellement que dès lors ce chemin qu’il emprunte pour dévoiler l’intimité de son personnage, par sa pudeur, sa justesse, sa profonde et paradoxale humanité, s’ouvre à nous. Et cette quête de justesse, de perfection et de beauté qui guide, hante et illumine le compositeur aussi attachant qu’insupportable, prend forme sous nos yeux avec les mots, le rythme, la musique subtilement choisis par Robert Seethaler pour lui faire écho. Un livre subtil sur la création artistique sous tous ses aspect, court et intense, musical et poétique, qui charme par sa simplicité et sa beauté discrète. Lumineux. Dominique Baillon-Lalande (18/03/22) |
Sommaire Lectures ![]() Sabine Wespieser (Février 2022) 128 pages - 15 € Traduit de l'allemand (Autriche) par Élisabeth Landes
Bio-bibliographie sur Wikipédia Découvrir sur notre site son précédent roman : ![]() Le Champ |
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