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Arnaud CATHRINE


Début de siècles



Dans ce recueil alternent des nouvelles qui s’ancrent dans le début du vingtième siècle et d’autres inscrites dans notre présent. Dix sur onze sont écrites à la première personne, non celle de l’autobiographie mais celle qui permet au lecteur d’avoir connaissance des pensées secrètes des narrateurs ou narratrices, de se retrouver en prise directe avec celui ou celle qui se raconte.

Lorsque ces narrateurs nous viennent des Années folles, ils en sont souvent des figures emblématiques, des artistes célèbres comme le dandy suicidaire Jacques Rigaut confronté à ce qu’il vit comme une trahison et une agression de la part de son ami Pierre Drieu la Rochelle (Je serai un grand mort), ou Jean Cocteau qui pour sortir son jeune protégé et amant Raymond Radiguet de la vie parisienne dissolue où il s’égare, le « séquestre » pour des vacances à Piquey afin de l’aider à finaliser son roman (Le diable au corps) tout en profitant de sa présence au quotidien (J’ai le soleil au moins). L’auteur dans ces deux nouvelles, à travers l’évocation des frasques, postures et interrogations existentielles des dadaïstes ou les propos littéraires du grand maître qui pousse son protégé à l’exigence quand son envie profonde serait de le prendre dans ses bras, rend un hommage ému et sincère au talent, au panache, à l’insolence et la désinvolture apparente de ses protagonistes prestigieux.  
Anne-Marie Schwarzenbach narratrice de Je ne suis pas l’Europe etEileen Gray celle de J’ai voulu revoir E-1027, si elles ont eu leurs heures de gloire de leur vivant, n’appartiennent pas à notre mémoire collective et Arnaud Cathrine tient ici à les remettre sur le devant de la scène. La première,fille de grands industriels suisses en rupture de banssuite à son orientation sexuelle et son regard critique sur son milieu bourgeois étriqué et conservateur, a édité son premier roman à vingt-trois ans, embrasse en parallèle une carrière de journaliste-reporter à l’international, est une femme engagée contre le fascisme, la guerre, l’homophobie, la ségrégation et l‘exploitation de la classe ouvrière. La nouvelle Je ne suis pas l’Europe, s’attache plus particulièrement à son séjour à Venise de Mai 1932 en compagnie d’Erika et Klaus (enfants de Thomas Mann), à un moment où, écartelée entre son désarroi amoureux, ses interrogations littéraires, son impérieux besoin de découverte comme dérivatif à ses angoisses et son engagement contre la montée du fascisme en Europe, la jeune femme se trouve mise en demeure par son amie de faire un choix. Le nom de la seconde, Eileen Gray, sera connu dans l’Europe des années vingt pour ses meubles Art Déco finement décorés et laqués à la japonaise que le Tout-Paris s’arrache. Loin de s’en contenter, Eileen, sous l’influence de son compagnon (Jean Badovici, architecte roumain arrivé en France en 1916, ami de Le Corbusier, fondateur de la revue « Architecture vivante »), souhaitant aller vers plus de simplicité, de fonctionnalité et de modernité et par curiosité pour l’acier et ces matériaux composites récemment apparus, changera d’orientation, troquant l’Art Déco pour le design. Elle s’y fera une place internationale avec son célèbre fauteuil « Bibendum ». Du design à l’architecture il n’y a plus qu’un pas, rapidement franchi grâce à Bado qui parviendra à la convaincre de non seulement aménager l’intérieur de cette maison qu‘ils souhaitent tous deux construire à Cap Martin mais aussi d’en assurer la conception globale. La villa E-1027 réalisée entre 1926 et 1929 et aujourd’hui classée monument historique, fera d’Eileen Gray « une des fondatrices de l'architecture moderniste théorisée par Le Corbusier ». C’est sur cette aventure singulière du Paquebot E-1027 que l’auteur concentre sa nouvelle, en soulignant l’audace, la liberté et la modernité avec laquelle cette figure féminine a su gérer sa carrière et sa vie.
Si Eugène, le narrateur de « J’ai toute la vie devant nous », n’est pas une figure publique mais un lycéenparisien de dix-sept ans comme tant d’autres, envoyé par ses parents en cure héliomarine à Arcachon pour guérir sa tuberculose grâce aux bienfaits de l’air marin, de la douceur du climat, des pinèdes et de l’eau du bassin d’Arcachon, la jeune Sonia à laquelle il envoie de nombreuses et tendres lettres durant son isolement n’est autre que la jeune artiste ukrainienne connue quelques années plus tard sous le nom de Sonia Delaunay. La légèreté avec laquelle celle-ci traite ce jeune amateur de poésie, dont elle avait semblé apprécier la compagnie à Paris, en ne prenant même pas la peine de répondre aux missives du désormais malade abandonné aux méthodes fantaisistes de ce docteur Lalesque, ne plaide pas pour elle. En effet, si Eugéne en 1907 est un parfait inconnu, celui-ci est un être intelligent, sensible, cultivé, respectueux des autres et lucide quant à l’efficacité de son traitement, qui se double d’un témoin précieux de cette époque bouillonnante en expérimentations artistiques, sociétales ou scientifiques de tout ordre, dont certaines – comme celle des sanatoriums à ciel ouvert qui s’inscrivait dans un programme hygiéniste national – ont pu s’avérer dramatiques. La forme épistolaire choisie par Arnaud Cathrine pour la seule nouvelle tragique de son recueil est une manière pudique et élégante de traiter ce drame sans en faire un mélo.  

Dans les nouvelles plus contemporaines le lecteur ne trouvera aucune célébrité parmi les narrateurs. Je ne te plais pas, est l’unique nouvelle du recueil où l’auteur n’use pas de la première personne. La seule aussi à mettre en scène une famille prolétaire dans une station balnéaire populaire du Nord. Le narrateur en est un adolescent de notre siècle qui, cherchant à tout prix à vivre enfin « sa première fois » lors de ces vacances d’été avec son père et son frère, se découvrira un double bestial qui emporté par la force de son désir reste sourd aux réticences de sa jeune partenaire. La honte qu’il en ressent sera encore plus vive que celle mélangée de tendresse et de pitié qu’il avait plusieurs fois éprouvée face à la maladresse gênée de son père en société. Pas l’ombre d’une révolte ou de lutte de classe ici mais une honte diffuse dont on hérite, le père culpabilisant de son côté de ne pas avoir les moyens d’offrir à ses enfants la belle plage du Touquet plutôt que celle de Berck.  
Victor, étudiant parisien qui au seuil du CAPES n’arrive pas à se défaire de son égocentrisme, son insouciance et ses attitudes d’adolescent attardé, décide un matin, face à l’attitude agacée de son amant Vincent, de retourner sur les lieux de son enfance. Si la surprise qui l’attend sur place n’est pas de nature à lui donner le sourire, peut-être l’aidera-t-elle à franchir enfin le gué ? (Je ne fais que passer).
Dans Je n’ai pas besoin d’amour, Alexis, un écrivain qui après avoir vécu un grave accident et une rupture est parti se mettre au vert dans le Lubéron, y rencontre une ex-médecin aujourd’hui grand-mère venue le secourir lors d’une panne de voiture en pleine nature. Cette femme indépendante, épanouie et lumineuse de quinze ans son aînée, heureuse d’avoir découvert dans un paysage dont la beauté est à couper le souffle la maison qu’elle se cherchait pour y passer cette dernière partie de vie, l’éblouit. L’amoureux s’incruste et sans s’interroger un instant sur ses sentiments à elle, il fonce...  
Sam, traducteur célibataire installé seul dans sa « petite basque » cachée dans les Landes, tente sur le tard de renouer avec son frère Ludo dont tout le sépare. Presque surpris que le statisticien marié et père de famille vivant à Paris, terne, hypocondriaque et sans passion avec lequel les relations ont toujours été distantes voire tendues accepte avec empressement, il se prépare au pire. Bien évidemment rien ne se déroulera comme prévu. (Je m’inquiète pour Chopin).
Il y a quelques semaines lors d’une séance de signature en librairie, Olivier, écrivain soixantenaire plusieurs fois primé, homosexuel désormais solitaire, amateur de bon vin, cinéphile et familier de Drouot, sensible à la peinture et aux beaux objets, a rencontré un étudiant en lettres enthousiaste sur ses romans. Marceau, jeune provincial de vingt-trois ans, vit d’un job d’influenceur sur les réseaux sociaux le temps de trouver un emploi plus en accord avec ses études et son goût pour l’écriture. Il voudrait échanger plus avant avec lui, le connaître vraiment et bien sûr bénéficier de ses conseils éclairés sur ce qu’il écrit lui-même. Un rendez-vous est fixé à l’extérieur, un autre, puis c’est chez lui que le maître accueillera le garçon, une heure ou deux, en début de soirée, dans ce grand appartement haussmannien que lui ont légué ses parents. Quand Marceau insiste pour lui installer sur son téléphone une application de rencontre, un malaise s’installe et le fantôme de Roland Barthes se glisse entre eux. (J’y suis).
Dans la première nouvelle du recueil, c’est une actrice ne survivant qu’avec du doublage publicitaire et en rupture de couple qui se raconte.Quand son corps l’a lâchée et qu’elle est devenue aphone, elle l’a perçu comme un avertissement, presque avec soulagement. Décidant alors non de se battre mais au contraire de s’abstraire de cette société destructrice balisée par des injonctions permanentes de compétitivité, de consommation compulsive, d’hyper-connexion, de perfection du couple et d’enfantement, elle se réfugie dans une minuscule chambre de bonne prêtée par une vague copine, étrangère à son cercle relationnel et change son numéro de téléphone. Cette mise à distance, cet effacement, n’est pas le signe d’un effondrement ou d’un basculement dans la folie mais le début d’une longue quête de réconciliation avec elle-même et ce qui l’entoure, dans le calme et la solitude, avec comme seul projet « de n’en avoir aucun ». « Les roches proviennent de l’accumulation de sédiments qui se déposent en couches ou lits superposés, appelés strates. Moi aussi je suis constituée de dizaines de strates accumulées. Je suis de pierre ». Elle vit de presque rien. Allégée, apaisée, elle déambule sans hâte dans des rues qu’elle ne connaît pas, spectatrice de la joie ou la tristesse des autres, ceux qu’elle n’avait jamais pris le temps d’observer.D’aucuns pourraient y voir un écho avec cet impérieux désir de sens et de changement exprimé par de nombreux internautes sur les réseaux lors de la pandémie et du confinement imposé par l’État.

Comme le font Le Corbusier, Barthes et Thomas Mann, d’autres artistes célèbres traversent ces nouvelles sans s’y attarder, comme Marguerite Yourcenar, Philippe Soupault, Charles Baudelaire, Jacques Émile Blanche, Éric Satie, Max Jacob, Nicolas de Staël, André Breton, Camille Claudel, Suzanne Valadon, Toulouse-Lautrec... 

           Ces débuts du vingtième et vingt et unième siècles sont présentés par Arnaud Cathrine comme des moments de rupture voire d’inventivité. Artistes (ils sont nombreux pour le siècle dernier) ou quidams, les personnages, réels ou imaginaires de Début de siècles sont tous des êtres complexes qui, au moment où quelque chose bascule dans leur vie, s’interrogent sur eux-mêmes, sur leurs choix passés ou à venir. Parfois, l’imprévisible surgit. En quinze ou en cinquante pages, Arnaud Cathrine touche juste. Il nous y parle presque sur le ton de la confidence de jeunesse ou de renoncement, de liens qui se nouent (ou pas), de passion éphémère, de relation amoureuse, fantasmée, usée ou libre, de sexualité, d’amitié, d’ambiguïté, de déception et de trahison. Les femmes y sont fortes, libres et belles et quel que soit le genre du héros, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, le désir et l’énergie qu’il insuffle sont au cœur de ces histoires. Début de siècles est un recueil subtil sur les sentiments, émouvant et au charme irrésistible.

Les lieux ont ici aussi leur importance. Si le recueil nous fait voyager à Venise, en Provence, sur la côte d’Azur ou la côte d’Opale, ce sont Paris, avec quatre des nouvelles, et le bassin d’Arcachon avec trois autres qui sont le plus intimement décrits dans ce recueil. Il ne s’agit pas ici de visite touristique mais de lieux qui inter-agissent avec les personnages, un paysage qui pendant une dizaine d’années a été le lieu de dépassement et de bonheur pour Eileen, un endroit qui séduit tout d’abord Eugène avant qu’il le vive comme une prison à ciel ouvert, une plage qui pour Jordan représente à jamais la perte de son innocence, une maison sur une île qui pour  Victor symbolise son enfance. Parfois, les liens sont plus forts encore, quand le personnage a trouvé ce lieu qui lui correspondait dont il a fait son port d’attache (Marthe et Sam) ou quand il y vit depuis si longtemps qu’il fait corps avec lui (Olivier et l’héroïne de Je n’existe plus qui rompt avec tout sauf avec Paris) et ne pourrait s’imaginer ailleurs .  

Au-delà de ces personnages qui sonnent vrai, des sentiments abordés avec subtilité et de ce souffle de liberté qui s’infiltre à la moindre occasion, c’est sa construction croisée entre ces deux siècles, entre récits introspectifs et dialogues, cet effet miroir ou cet écho qui de façon discrète relie subtilement ces histoires pourtant autonomes et variées, ces titres énigmatiques qui coiffent chaque nouvelle ne prenant pleinement leur sens qu’à la toute fin, qui font toute l’originalité de ce recueil. L’empathie de l’auteur pour ses compagnons d’encre et de papier, sa tendresse et son respect pour le genre humain, sa délicatesse et sa pudeur, une pincée de nostalgie et une autre d’érudition, de l’humour et une certaine sensualité, font de ce livre un très beau moment de lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(19/08/22)   



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Verticales

314 pages - 20 €

Version numérique
14,99 €













Arnaud Cathrine,
né en 1973, a publié plusieurs dizaines de
livres pour les adutes
et la jeunesse.


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de l'auteur :
www.arnaud
cathrine.com









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