Régine DETAMBEL, Pandémonium




« Elle savait qu’un soir ou un autre, à son tour, comme une ânesse ou une jument, elle piétinerait son propre crottin, elle jouerait avec les plis des draps, leurs gonflements et leurs dessous, comme une fillette avec une cape magique, elle boirait salement son café, en plusieurs fois, puis elle irait faire une promenade, flânerie lente et silencieuse, attendue avec impatience toute la semaine, claudiquant au bras de quelqu’un qu’elle bassinerait. »

Aucune pitié pour le grand âge, derrière les murs de « Pandémonium », l’ancienne « Gloriette » où l’on maltraita jadis les vieillards. Vieillis à leur tour, les tortionnaires, repliés volontaires, claquemurés depuis soixante ans dans leur maison diabolisée, se martyrisent à loisir. Quatre frères, leurs épouses, et Nicolas, l’arrière-petit-fils de Suzanne, seul ventre qui n’ait pas été stérilisé par l’art redoutable de son mari Joachim, vivent ensemble et attendent cet été-là la sortie de prison de Marie, la petite-fille sacrifiée pour le meurtre de son époux. Une génération manque, celle du fils, tué dans un improbable accident de voiture qui relégua à l’état définitivement horizontal l’un des frères, Domitien, époux d’Athéna, la grand-tante aux « chats zodiacaux » et aux magiques inventions culinaires. Ces bisaïeuls sulfureux n’en finissent pas de fasciner Nicolas par leurs talents et leur mystère. Etes-vous des assassins ? demande-t-il. La question tend ce mois de juillet 2004 tandis que la jeunesse de l’adolescent et de la petite garde-malade au nom emblématique d’Eva exalte en délices amoureux qui donnent au parc des infernaux des allures de Paradou.

Dans ce roman sulfureux, l’écriture jubilatoire de Régine Detambel proscrit les pudeurs de l’euphémisme. « On en avait soupé de la sensiblerie », dit Diane, la coupante fumeuse. Et tandis que « le cadavre ventru » de la grosse Olive repose sur un lit qui en émet « grincements et craquements secs comme pets », le ciel prouve « son indifférence à la mort du mastodonte en ne dispensant ni halo ni éclipse chiadée, ni feu ni foudre, ni aucun de ces météores métapsychologiques aptes à persuader une parentèle dans les vapes que l’âme de son bien-aimé défunt a appareillé pour un monde meilleur. » Pandémonium est bien la capitale des Enfers. Les pleurnicheries de « la douce Suzanne » ne trouvent d’autre écho que les menaces sadiques d’expédition définitive en maison de retraite (« Parmi nous, tu es la seule vieille »), et quelqu’un pousse parfois la diablerie jusqu’à jeter à bas de son lit, désanglé et bavant sur le plancher, le fossile comateux dont on aimerait se débarrasser malgré son calvaire : « Un saint est un corps qui ne chie pas. »

Il n’y a pas de saints chez ces vieillards. Et pourtant sur la toile où elle les a peints en démons la grasse Olive les montre aussi en martyrs. Fuyante, toujours travestie la vérité est insaisissable comme ces vieux aux allures de « poissons ». Pressés par le signe de la hantise, qui vient marquer de sa tache mauve le front du dernier rejeton comme il avait marqué jadis celui de son grand-père, ils confessent des bouts de secrets ondoyants entre la lumière et l’ombre. Dite par les vieillards, l’anamnèse familiale est changeante et diverse, comme ces récits mythiques aux sources multiples. « La mémoire humaine est un nœud dans du verre », elle autorise les déformations, falsifications, et nuances inversées. L’esthétique toute picturale ici de Régine Detambel compose le roman par fragments et démultiplications. Comme la vitre ancienne du bureau de Joachim qui, « avec ses effets et ses angles de réflexion, créait un vortex d’images et tous les renvois miroiriques possibles. »

Le savoir encyclopédique qui ravit les vieillards épris de dictionnaires et de bibliothèque, quand ce n’est pas de la dissection scientifique des cadavres, trouve ainsi des correspondances inattendues dans leur vie quotidienne : le ciel dont on observe les mutations, l’orpiment source lumineuse qui transporta des messages d’amour sur une peau d’enfant, les secrets de longévité ou de vigueur sexuelle.

Athéna prend à Diane son talent de chasseresse pour officier dans sa cuisine, et Olive, devant les deux jeunes gens, le bain fatal qu’on attend pour Suzanne aux vieillards. Le lecteur rationnel est bousculé dans ses déchiffrements symboliques. Il faut aller plus loin, ou plus près, comme on veut. Au contact des mots et de la phrase. Se laisser immerger par le plaisir de l’ensoleillement. Que la lumière, dans la chambre du mort vivant rampe «  le long de son mollet avec une lenteur de gangrène », qu’elle fasse scintiller le tableau démoniaque, qu’elle filtre « vineuse », à travers les paupières d’une Suzanne ivre de peur et d’anxiolytiques, révèle dans l’espace « les traces brillante » laissées par les morts ou, dans l’admirable scène de la coupe de cheveux, transforme les boucles adolescentes en champs, en bêtes, en odeur de village, elle est d’abord la lumière de l’écriture de Régine Detambel. Un cri vivant de pur amour, avec elle, passe par les yeux, et traverse tout le corps pour toucher les cinq sens plus celui de la littérature et de l’art, nous ouvrant aux mille saveurs délicates ou vives du monde.

Dans leur enfer, les vieux débris, victimes de la déchéance physique et morale du temps qui a passé, se réjouissent au-dessus de lui. Jouissance, réjouissance au-delà du bien et du mal, dans un gai savoir. Si l’inspecteur de police n’a rien compris au mystère du vieux domaine, c’est qu’il ne sait pas voir dans le clapotement d’une flaque d’eau, la peau d’une aubergine, les miettes et les peaux de poisson sur une table. Il passe, il lit les journaux. Lire Pandémonium, au contraire, c’est apprendre à être attentif à ces infimes détails que l’artiste déploie en images frémissantes, si justes qu’on en entend battre son propre sang.

Marie-Christiane Citti 



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Editions Gallimard
208 pages
16,90 €








Photo©J.-C. Martinez

Pour visiter le site de Régine Detambel :
www.detambel.com




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