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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Hiver 2022-2023

Carnet : Hommage aux facteurs
Van Gogh le grand Monsieur qui délire. Van Gogh, et son ami le facteur Roulin ! Moi et mon rêve ! Avoir un timbre Roulin ! En hommage aux facteurs du monde entier ! Tous les facteurs ! barbus, chevelus, piétons, à vélo, sur les motos ! Les facteurs, ces traits d’union vivants ! Traits d’union vivants, qui dit mieux ?
(Jules Mougin, « 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel », Travers 53, Philippe Marchal éditeur, 1999)

Le génie silencieux
L’image tue la parole. La vexe. Voyez Chaplin. Muet, il laissait la parole au spectateur, qui, du même coup, fasciné, s’en passait aussi. (Le mutisme est contagieux.) On regardait son corps, tout son corps, allumé, des pieds à la tête. Tout le monde le trouvait génial, à juste titre. Son silence rayonnait, sa mimique allait au-delà de toute profération. On ne se demandait pas s’il était intelligent ou non. Maintenant, on sait.
(Georges Perros, « Télé-notes I, 1977 », Œuvres, Quarto Gallimard, 2017)

Les Trois Mousquetaires
Quand Alexandre Dumas fit la connaissance de Porthos, Athos et Aramis à la lecture, passionnée, des Mémoires de d’Artagnan, il lui vint l’idée d’écrire un roman qui aurait pour titre ces trois noms, ce que refusa le responsable littéraire du Siècle, qui devait le publier, prétextant « le trop grand nombre d’abonnés du journal qui ne comprennent rien aux terminaisons grecques » et proposant un tout autre titre, Les Trois Mousquetaires

De la terre en sac…
Dînant à la table des Bernard, à Crevoux, dans les Hautes-Alpes, je me plais à écouter le maître de maison commenter les vicissitudes du quotidien. « Tu sais ce qu’ils vendent à présent, au supermarché de Gap ? de la terre en sac : ça doit mettre l’hectare à un joli prix ! Ils proposent même du fumier par sachet de cinq kilos… Et les gens achètent, figure-toi ! Je ferais bien d’en vendre moi aussi. »
(Lundi 26 septembre 2022)




Billet d’humeur

Rester dans les clous !

Une ancre marine, un écu héraldique, un cavalier à oriflamme, un dragon, une horloge, un hibou, une fleur de Lys… Baissez les yeux et vous les verrez ces petits clous cuivrés de 10 à 15 centimètres fichés dans le sol, exposant leur symbolique sous les pieds des passants dans de nombreuses communes. Les « clous de voirie », comme les ont baptisés les urbanistes, luisent sur les dalles des rues piétonnes les jours de pluie, ou brillent sous les rayons solaires dans la poussière des trottoirs. Ces clous qui mettent joliment en valeur le patrimoine des localités servaient autrefois à matérialiser le cheminement permettant aux piétons de traverser la rue. Ils ont été remplacés au début des années 1960 par des bandes blanches. Attestant de leur emploi, des expressions sont restées cependant dans le langage courant, telles « rester dans les clous » ou « traverser en dehors des clous ». Des communes, des institutions publiques ou privées, des musées ou des entreprises recourent à nouveau à ce discret mobilier urbain pour délimiter des places de stationnement automobile, une piste cyclable ou la terrasse d’un café-restaurant. Le plus souvent métalliques, ils sont parfois dotés d’« yeux de chat », des billes de verre qui réfléchissent la lumière à la nuit tombée. Dans les années 1980, le designer Philippe Starck, à l’invitation de Jean Bousquet, maire de Nîmes, a fait graver sur ces fameux clous le crocodile, emblématique des pièces de monnaie en cours dans cette colonie de droit latin. Soulignant un aspect caractéristique de l’histoire, des légendes ou de la géographie locales, la pratique de planter des clous de voirie sensibilise la population au patrimoine de la cité : une ancre marine à Toulon, un alambic à Cognac, un dragon à Metz (il terrorisait la population avant qu’elle ne se convertisse au christianisme), une horloge comtoise à Besançon, la signature de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise, Jeanne d’Arc sur son cheval déployant une bannière, un « chien du guet » à Saint-Malo (il hantait les remparts au crépuscule) et Cadet Roussel, qui guide les visiteurs d’Auxerre en tenue de sans-culottes : le chevalier Gaspard Chenu du Souchet s’est moqué de l’excentrique huissier dans une chanson populaire. Souvenez-vous :              
Cadet Rousselle a trois maisons, (bis)
Qui n'ont ni poutres, ni chevrons, (bis)
C'est pour loger les hirondelles,
Que direz-vous d'Cadet Roussel ?
Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment,
Cadet Roussel est bon enfant !



Lecture critique

Hervé Jaouen ou l’enfance en rose-bonheur

Dans « Retour à ma nature », Hervé Jaouen (Quimper, 1946) donne de salutaires coups de bêche dans son passé de pêcheur à la ligne. Des classes primaires au collège de jésuites, au gré des cours d’eau des vallées de l’Odet, du Jet et du Steïr, le romancier déroule la pelote de souvenirs centrés sur différents épisodes de captures de truites ou de saumons réalisées avec des copains, armés d’une canne et d’un moulinet et chaussés de prestigieuses et coûteuses bottes Le Chameau. La pêche à la ligne s’invite à la tablée familiale, dans le quartier du coteau du Frugy (à Quimper), à l’école communale et au bahut (futur lycée La Tour d’Auvergne). Des décennies plus tard, il s’étonne de retrouver le professeur de sciences naturelles qu’il aimait bien à une boutique d’articles de pêche à Châteaulin : « Perfectionniste et bricoleur, il achetait des blanks, raconte-t-il quelque peu admiratif, c’est-à-dire des cannes nues qu’il garnissait lui-même d’anneaux et d’une poignée à sa main ; un type bien : il pêchait à la mouche ». Il se délecte en restituant quelque aparté récréatif de son instituteur de CM2 : « "La truite a des yeux derrière la tête, toujours pêcher avec le soleil en face pour que votre ombre ne se projette pas sur l’eau, allonger doucement la canne, laisser tomber l’insecte, et hop, musette !" Il pêchait au grillon et nous étions quelques-uns à lui en fournir, rapportés à l’école dans des boîtes d’allumettes. » À l’unisson de son camarade Jacot, il salue l’expertise de Pompon en dépit du détestable caractère de l’individu : « La pêche au bouchon est pour nous un inédit fascinant. Le bouchon s’arrête de descendre, s’enfonce doucement. Un poisson ? Non, ver bloqué dans le fond. Un léger coup de canne, le modèle réduit de montgolfière rouge refait surface et reprend son dandinement. Plonge d’un coup. La ligne se tend. Ferrage. Et Pompon de mouliner comme un damné et de s’adjuger son poisson. Tel un prestidigitateur, de la main gauche il déploie son épuisette télescopique, de la main droite abaisse sa canne, glisse le poisson dans le filet et relève ses deux instruments. L’humeur bougonne est sa façon d’être. » Des sentiers de traverse parcourent un récit aussi rafraîchissant qu’une eau pétillante : quand l’écrivain narre ses conversations avec Gwenn-Aël Bolloré, ancien propriétaire des éditions de la Table ronde, lorsqu’il s’amuse de la religiosité de sa mère qui votait pour le Parti communiste, ou quand il se souvient de la lecture du magazine catholique Cœurs vaillants, évoque l’enfance d’Annie, l’infirmière qui deviendra sa femme, raconte la dégustation d’un fameux homard grillé à l’auberge de la Truite, à Locmaria-Berrien, en compagnie de l’écrivain Jean Vautrin, avant de gloser aussi doctement sur la chasse aux bécasses pratiquée avec Farel, un chien springer spaniel que l’exercice a rendu plus nonchalant qu’à l’ordinaire, beaucoup moins fringant en tout cas, comme assagi par les années, à l’exemple de son maître également septuagénaire. Pas un instant, la nostalgie du passé qui baigne le récit ne se teinte de tristesse, elle fourmille d’amour, cette douce mélancolie, de tendresse, d’amitiés, de jeux et d’émotions, de bonheurs simples, en somme. Il feuillette l’album sépia de ses souvenirs avec le style, la verve inimitables qu’on lui connaît. L’écriture aiguillonne le souvenir, observe-t-il si joliment. Écoutez-le chanter encore une fois : « Quand je confectionnais des mouches, j’imagine qu’elles [ses filles, Caroline et Lydie] éprouvaient ce sentiment de paix qui m’assoupissait, enfant, quand ma mère brodait des napperons, assise de profil devant la fenêtre de la cuisine. Mes années de moucheur forment un tableau dont il serait dévastateur de narrer pas à pas la chronologie de l’exécution. Il sera donc pointilliste, et sa couleur dominante, le rose-bonheur. »

Hervé Jaouen © Photo Philippe Matsas
droits réservés

  • Retour à ma nature, par Hervé Jaouen, Les Presses de la Cité, collection Terres de France, 336 pages, 2022.

Dans les Papiers collés :



Portrait

Pic de la Mirandole, un intellectuel d’une grande modernité

À une époque de grandes mutations et de bouleversements continuels - le XVe siècle -, Jean de La Mirandole (château de la Mirandole, duché de Ferrare, 24 février 1463-Fiesole, Toscane, 17 novembre 1494) apparaît tel un personnage légendaire et romanesque à la précocité inouïe : une admission à l’université à 13 ans, la maîtrise d’une bonne vingtaine de langues, une mémoire prodigieuse. Nanti d’une haute noblesse, d’une fortune considérable et d’une intelligence hors normes, il rédige à quatorze ans un résumé des Décrétales, textes de droit canonique du pape Grégoire IX, alors qu’il étudie le droit canon à Bologne. Sa mère étant morte l’année de ses quinze ans, il organise son propre cursus balisé de séjours nombreux à l’étranger. Il parcourt ainsi l’Europe avec un carrosse-bibliothèque (il possède une des plus belles collections de livres de son temps), entouré de ses gardes armés. Reçu à l’Académie florentine, il soumet certaines de ses œuvres inspirées de Pétrarque au poète Ange Politien (1454-1494). Encouragé par le poète et philosophe italien Marsile Ficin (1433-1499), il étudie passionnément la philosophie de Platon et d’Aristote, apprend le grec, l’arabe, l’hébreu, le chaldéen afin de pouvoir lire dans le texte La Kabbale, Le Coran, les Oracles chaldéens et les dialogues de Platon. « D’emblée il veut montrer l’accord qu’il découvre entre Platon et Aristote, dont à ses yeux les enseignements convergent, explique Verena von der Heyden-Rynsch dans l’ouvrage "Pico della Mirandola - Le phénix de son siècle". Il argumente audacieusement en dialecticien qui lit Platon à travers Aristote et les théologiens médiévaux. » À Paris, il s’enthousiasme pour les idées neuves qui se diffusent depuis la Sorbonne avant de se rendre à Pérouse où il poursuit de longs et féconds entretiens avec des maîtres cabalistes. Si la sagesse des mages, l’hermétisme, les pratiques occultes l’impressionnent, il n’en demeure pas moins un jeune homme séduisant et amateur de jeux, de bonne chère et de… femmes. Ainsi, de retour d’Italie, il enlève à Arezzo, en 1486, Margherita, l’épouse d’un collecteur d’impôt, Giuliano Mariotte de Médicis ! L’aventure amoureuse se termine par une échauffourée laissant une quinzaine de cadavres sur le carreau… Le penseur n’a que vingt-trois ans lorsqu’il rédige son œuvre la plus caractéristique, les « 900 conclusions » philosophiques tirées de sources multiples et disparates : philosophes et théologiens latins et arabes, péripatéticiens, platoniciens, pythagoriciens, Chaldéens, Hermès Trismégiste, les partisans de la Kabbale, entre autres. En fait, il entend démontrer la vérité et la puissance du christianisme, comme point de convergence de la tradition culturelle, religieuse, philosophique et théosophique des divers pays, et appelle à une paix philosophique universelle entre les lettrés et savants de toutes les doctrines et les fidèles de toutes les confessions religieuses. Aussi s’attire-t-il les soupçons puis la colère de la Curie romaine (et du pape Innocenzo VIII), ce qui le contraint à se réfugier à Paris où il est arrêté et enfermé à Vincennes. Libéré sur l’intervention de roi de France Charles VIII qui l’apprécie, il répond à l’invitation de Laurent de Médicis (1449-1492) - assurément son protecteur le plus fidèle - et s’installe à Florence où il poursuit ses méditations intellectuelles et ses recherches bibliques. Des deux années du séjour florentin naîtra « Heptaplus », dans lequel il revient sur le récit de la Genèse pour en comprendre les significations cachées. En 1491, après avoir renoncé à la jouissance de ses biens et à sa part d’héritage, il embrasse la vie religieuse en intégrant l’ordre des Dominicains. Le génial Picco della Mirandola meurt à 31 ans, empoisonné à l’arsenic, probablement sur ordre de Pierre de Médicis. Admiré par Érasme (philosophe néerlandais) et Thomas More (humaniste et théologien anglais), « il fut tenu en grande estime par des philosophes et des écrivains européens, reconnaît sa biographe, comme Nietzsche, comme Joyce, qui dans "Ulysse" fait l’éloge de ses connaissances uniques, et comme Marguerite Yourcenar. [...] Sa pensée, fondée sur l’étude des textes antiques, est éminemment provocatrice, considère-t-elle : ce cheminement fait de lui un intellectuel d’une grande modernité. […] Il n’a jamais été un penseur académique, conclut-elle, mais toujours un "pèlerin" de la vérité qui n’a négligé aucune voie pour atteindre celle-ci, se frayant un chemin à travers les cultures les plus diverses, même contradictoires. »

  • Pico della Mirandola - Le phénix de son siècle, par Verena von der Heyden-Rynsch, éditions Gallimard, nrf, 160 pages, 2022 ;
  • Les 900 Conclusions, par Pic de la Mirandole, Les Belles Lettres, 384 pages, 2017.


Varia : 1059 communes françaises comptent moins de 50 habitants

« Si les tendances d’évolution des localités de moins de cinquante habitants sont finalement davantage porteuses d’espoirs que d’inquiétudes, en revanche, leur autonomie et, plus généralement, l’organisation administrative locale dans laquelle elles s’insèrent continuent de faire débat. […] La volonté de réforme de la trame administrative est aussi ancienne que la trame elle-même puisque, dès 1789, des discussions avaient eu lieu quant à la taille à donner aux mailles de base. […] Une fois passée la période révolutionnaire et les mouvements qu’elle a engendrés dans le maillage local, le nombre de municipalités s’est globalement stabilisé autour de 37 000. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, en particulier sous la période napoléonienne, on enregistre plusieurs centaines de fusions, correspondant essentiellement à l’ajustement d’une trame qui venait d’être mise en place. Les entités supprimées sont souvent trop petites pour conserver leur autonomie. La majorité des municipalités créées en 1789 avec moins de cinquante habitants disparaît ainsi avant 1850.
« Des décennies suivantes aux années 1950, les mouvements de la trame communale sont très limités, et globalement équilibrés entre fusions et créations. Une part significative de ces mutations concerne les agglomérations urbaines (absorption de communes de banlieue par la ville-centre) tandis que, en milieu rural, quelques municipalités, généralement très peu peuplées, disparaissent.
« La période contemporaine a connu une vague importante de fusions de communes, en particulier aux marges nord et surtout est du Bassin parisien, mais également dans les Alpes du Sud, suite au dépeuplement des campagnes d’une part, et à une forte volonté politique d’autre part. En revanche, dans les années 1980 et 1990, le mouvement s’inverse : le nombre total de municipalités augmente à nouveau, essentiellement suite à l’échec d’un certain nombre de regroupements des années 1970, notamment ceux liés à la loi Marcellin. Depuis lors, on retrouve une plus grande stabilité de la trame locale, avec moins d’une dizaine de fusions, créations ou rétablissements chaque année. »
Sur les 36 570 communes recensées en 2007 en France, 4 016 comptent moins de 100 habitants (11,0 %) et 1 059 moins de 50 habitants (2,9 %).
Extraits de l’ouvrage de Jean-Baptiste Grison (géographe et chercheur à l’université de Clermont-Ferrand), « Les Très Petites Communes en France : héritage sans avenir ou modèle original ? », Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 360 pages, 2012.



Carnet : les facéties du marchandage
Le souk de Rabat est un spectacle où se jouent inlassablement les facéties du marchandage. Orateur né, avec le goût des sentences et le bonheur des formules, le Rabatais ne saurait acheter ou vendre sans barguigner. Plus la discussion est longue et rude, plus grand est le plaisir de l’échange avant la bénédiction qui établit l’accord final.
(Lundi 3 octobre 2022)

De la modestie de la violette
La violette, modeste ? Pas tant que ça ! Elle fleurit la première comme si elle craignait la comparaison. (28 mars 1902)
(Jules Renard, Journal 1887-1910, Nrf Pléiade)

Le prix de la liberté
Pour le philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), « le prix à payer pour la liberté, c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale, et en fait, unique ».
(Mardi 11 octobre 2022)

L’équivoque du poétique
Rencontré au hasard des étals d’un salon du livre, un ami romancier enrage d’entendre pour la énième fois un lecteur lui dire que sa dernière livraison est très poétique. « Ce qualificatif me fait frémir à chaque fois qu’on me l’adresse tant il est équivoque : est-il dommageable, me dit-il, presque suppliant, que mon écriture soit d’une précision clinique ? »
(Mercredi 12 octobre 2022)



Billet d’humeur

Des cerfs-volants de bon augure

D’origine chinoise, le cerf-volant connaît chaque année en avril à Weifang le plus grand rassemblement du monde de lucanistes, terme qualifiant les amateurs de cerfs-volants (du latin lucanus qui désigne un coléoptère nommé cerf-volant, dont les mandibules rappellent les bois du cerf). Le marchand italien Marco Polo (Venise, 1254-1324) aurait assisté à son premier vol de cerf-volant dans cette ville de la province du Shandong où l’on peut visiter deux musées dédiés à cet objet volant si particulier. Un ouvrage précieux, Le Livre des évènements du Palais de Zhu, attribue à Luban autrement nommé Gong Shuban (Ve siècle avant Jésus-Christ) l’invention du cerf-volant, que l’on fait voler dans les airs au gré du vent, en le maintenant relié au sol par une attache. C’est en voyant voler dans le ciel un busard que ce charpentier aurait eu l’idée de reproduire la forme de l’animal à partir d’une armature légère de bois recouverte de feuilles de bambou ; il aurait réussi à le faire voler durant trois jours et trois nuits. Le philosophe Han Feizi (IIIe s. av. J.-C.) penche pour un autre artisan appelé Mozi (479-392) qui aurait préféré, lui aussi, le bambou au papier de soie pour recouvrir l’armature et la queue de l’engin, nécessaire contrepoids de l’appareil.
Longtemps, le cerf-volant a servi aux armées chinoises à envoyer des messages aux alliés, à évaluer des distances sur le champ de bataille ou bien encore à effrayer l’ennemi. Un temps, les soldats ont même équipé leurs cerfs-volants de sifflets qui résonnaient sous l’action du vent : l’ennemi, crédule, y voyait un signe des dieux augurant d’une défaite et battait immédiatement en retraite. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le nom chinois de cerf-volant est fengzheng qui veut dire le vent et évoque le son d’un instrument de musique, le guzheng. Les Chinois prêtent certaines vertus magiques au cerf-volant, notamment celle de combattre les maladies. Ainsi le patient malade devait rompre le fil d’attache du cerf-volant afin de le laisser s’envoler et emporter avec lui tout son mal et ses souffrances. Sous les Yuan (1279-1368), les marins l’employaient pour prédire le succès de leur navigation. Si le vol se déroulait sans encombre, le voyage se passerait en toute tranquillité et les matelots pouvaient, sans crainte, prendre la mer. En Chine, les animaux ont partie liée avec les cerfs-volants. Dessiné sur son armature, le crabe détourne le mauvais sort tandis que la chauve-souris qui se prononce en chinois de la même façon que le mot « bonheur » est censée prodiguer chance et prospérité à son propriétaire. L’hirondelle est sans conteste la plus représentée ; si l’oiseau est maigre, il véhicule un symbole de fertilité, s’il est plutôt gras c’est un signe de longévité. Au sommet de la symbolique, le dragon impérial que l’on représente communément avec une barbe rouge, signe de pouvoirs surnaturels : roi parmi les rois, il représente à lui seul la puissance et le pouvoir.



Lecture critique

Une histoire nuancée des couleurs

Aux origines de l’identification et de la classification des couleurs, il importe de citer Abraham Gottlob Werner (Wehrau, Saxe, 1749-Dresde, 1847) qui publie en 1774, alors qu’il est encore étudiant, le premier manuel moderne de minéralogie descriptive (Traité des caractères extérieurs des fossiles, le mot fossile désignant à la fois les roches et les minéraux). L’auteur y présente une méthode d’identification des roches et des minéraux par leurs caractéristiques externes telles que perçues par les cinq sens. En 1814, un peintre de fleurs et professeur écossais, Patrick Syme (Édimbourg, 1774-Dollar, 1845) édite à son tour Werner’s Nomenclature of Colours, un ouvrage fondateur où il souligne l’importance d’un système normalisé de références de couleurs et l’opportunité de nommer ces couleurs selon un style particulier, reprenant et prolongeant en quelque sorte les travaux du minéralogiste allemand.

Des nuanciers englobant règnes animal, végétal et minéral
Patrick Syme est cependant le premier à inclure dans son ouvrage des nuanciers* englobant les trois règnes naturels : animal, végétal et minéral. « Chaque fois qu’il le peut, explique Patrick Baty (historien britannique de la peinture et de la couleur architecturales), Syme fournit une référence à un animal, à un végétal et à un minéral qui arbore la couleur décrite. Ces exemples sont placés dans des colonnes à côté d’échantillons de couleurs peints sur des bandelettes de papier. Sur une autre page, il donne la "recette" de chaque couleur. » En 1774, Johann Friedrich Wilhelm Widenmann (1764-1798), un des étudiants de Werner à l’École des mines de Freiberg avait eu l’idée d’ajouter ce qui manquait à l’ouvrage de son professeur, un nuancier. Selon Elaine Charwat (doctorante au Musée d’histoire naturelle de l’université d’Oxford), les nuanciers de Syme « ont évolué parallèlement à la zoologie, à la systématique et aux sciences en général, mais aussi aux développements artistiques, technologiques et sociétaux : ils traduisent donc des changements beaucoup plus profonds intervenus dans les sciences naturelles, dans l’art et dans la société ». Il a également servi de référence pour créer des ensembles de couleurs destinés aux producteurs français… d’œillets et de chrysanthèmes et aux horticulteurs britanniques. Giulia Simonini indique qu’en 1905 la Société française des chrysanthémistes a présidé à la publication du premier catalogue de couleurs standards pour les botanistes, intitulé Répertoire de couleurs pour aider à la détermination des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits. « Pour réaliser cette prouesse, enseigne l’historienne de l’art et paléographe, les auteurs, le secrétaire de la Roseraie de L’Haÿ, Henri Dauthenay (1857-1910), et l’entomologiste et imprimeur René Oberthür (1852-1944), ont dressé une vaste nomenclature des couleurs en six langues, dont le latin, avec l’aide d’experts anglais, allemands, italiens et espagnols. Ce catalogue, ajoute-t-elle, s’appuie sur le célèbre système de couleurs (1861) de Michel Eugène Chevreul (1786-1889) et sur l’utilisation d’encres de haute qualité fournies par la société de Charles Lorilleux (1827-1893). »

Inventaire à la Syme
 « Afin d’améliorer la précision de la description de certaines couleurs, raconte Patrick Baty dans le livre « Nuancier Nature - Une palette des couleurs des règnes animal, végétal et minéral », Werner indique comment elles peuvent être mélangées. Par exemple, il indique que pour le "rouge matin, ou aurore", il faut utiliser un mélange de minium (oxyde de plomb rouge) et que l’on peut observer cette couleur sur des exemples de minerai de plomb rouge de Sibérie, sur du réalgar et sur certains minéraux de sphalérite rouge. » Robert Ridgway (1850-1929) appréciait modérément la désignation des teintes et des nuances par l’artiste et pédagogue écossais ; l’ornithologue américain en dénonçait le caractère arbitraire tout en relevant l’approximation de certaines nominations comme marron cheveux, couleur cendres, lilas.
Lire les pages richement illustrées de l’ouvrage « Nuancier Nature - Une palette des couleurs des règnes animal, végétal et minéral, » relève d’un plaisir rare qui n’est pas très éloigné de l’Inventaire de Jacques Prévert. Chez les oiseaux (qui concernent les deux tiers de la Nomenclature de Syme), on s’amuse de la qualification des œufs de : faucon pèlerin, rouge sang artériel ; grave à bec rouge, marron cheveux ; pipit maritime, marron olive ; rossignol, jaune calcul biliaire. En botanique, le vert asperge décrit le magnolia galissonière, le rouge vermillon le rince-bouteille (Callistemon citrinus), l’orange orpiment le cresson d’Inde et le bleu de Berlin le saphir bleu. Parmi les minéraux comparatifs, le vert canard est associé à la ceylanite, le noir velours à l’obsidienne et le violet prune à la fluorite.
L’ouvrage de Syme sera utilisé à bon escient par Charles Darwin (1809-1882). En mission d’exploration scientifique à bord du HMS Beagle, navire de la Royal Navy, en janvier 1832, le naturaliste britannique avait eu soin d’emporter avec lui une copie de la deuxième édition de l’ouvrage (1821). Étudiant des poulpes prélevés aux îles du Cap-Vert, il remarque la troublante capacité des mollusques à changer de couleur : cette espèce possède « le pouvoir de changer la couleur de son corps comme un caméléon, rapporte-t-il. L’animal était principalement gris français avec de nombreuses taches jaune vif. La première de ces couleurs variait en intensité. L’autre disparaissait complètement puis revenait. Sur tout le corps défilaient continuellement des traces dont la couleur variait du rouge jacinthe au marron châtaigne. » À l’exception du jaune, qui n’est qualifié que de « vif », tous les termes de couleur de ce passage sont repris tels quels de l’ouvrage de Syme, la Werner’s Nomenclature of Colours.

  • Nuance, nuancier. La nuance désigne chacun des degrés différents d’une même couleur ou chacun des degrés intermédiaires entre deux couleurs. Ce mot est souvent employé, à tort, comme synonyme de ton ou de teinte. Toute couleur fondamentale se divise, selon son intensité, en tons, subdivisés eux-mêmes en nuances.

Patrick Baty © Photo X, droits réservés

  • Nuancier Nature - Une palette des couleurs des règnes animal, végétal et minéral, présenté et annoté par Patrick Baty, éditions Ouest-France, 283 pages, 2021.


Portrait

Jean-Pierre Le Goff décrypte les coquilles des mollusques

Fils d’un marin breton perdu en mer, Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) s’est longtemps intéressé aux coquilles propres aux mollusques avec la passion d’un naturaliste du Muséum et l’érudition d’un scientifique du CNRS. Proche du surréalisme et membre du collège de Pataphysique, le septuagénaire prétendait à quelques semaines de sa disparition qu’il était loin d’avoir percé tous les secrets de ces êtres vivants à coquille qui restent les parents pauvres des politiques de recherche et de conservation. « Le coquillage affirme peut-être déjà clairement en ses runes, suggère-t-il dans son ouvrage "Coquillages", un message, qui est encore obscur dans l’approfondissement poétique du monde par l’homme, un message à propos duquel la subjectivité humaine n’a pas encore la mesure nécessaire à sa correspondance, étant donné que l’esprit de l’homme n’est sûrement pas totalement réfracteur de tout le champ significatif. Ainsi les diverses interprétations de la signification de la spirale du coquillage (symbolique, mathématique, etc.) n’ont peut-être pas été ajustées au véritable sens de son émission, le carcan de sa "mentalité" empêchant l’homme de lui appliquer le code adéquat, bien que celui-ci soit sûrement inhérent à son domaine imaginatif. »

Perfection de la spirale
Sans se prévaloir de malacologie et de conchyliologie, l’écrivain impose d’emblée une pédagogie élémentaire : « Une coquille, enseigne-t-il, c’est 89 à 99 % de carbonate de calcium suivant l’identité du gastéropode et le moment où le calcaire est sécrété ; les prismes de l’ostracum (couche médiane de la coquille) sont des cristaux de calcite, d’aragonite ou de valérite. La sécrétion de ces calcaires par le mollusque se produit de la façon suivante : la mer contient du carbonate de calcium que la glande digestive des cellules de l’épithélium (situé sur les branchies) absorbe et emmagasine. Ce sel passe ensuite dans le sang, aboutit à la surface externe du manteau qui le secrète suivant les besoins et le programme de l’animal. » À travers la coupe médiane du Nautilus pompilius, une espèce de nautile, il s’extasie de la perfection de la spirale qu’il qualifie de logarithmique : « La nature nous offre d’autres beaux exemples de cette figure : la griffe du serin, la corne du rhinocéros, la toile de l’épeire, la disposition des écailles d’une pomme de pin, la structure des ouragans, les fleurs de myosotis ». Les naturalistes ont d’ailleurs donné des noms d’animaux à de nombreuses porcelaines, telles Cypraea zebra, caputserpentis, cervus (daim), vitellus, lynx, camelo-pardalis (girafe), tigris, pantherina, talpa, felina, testudinaria (tortue), tardus (grive). Les Chinois tiennent en grande estime, paraît-il, les Cypraea saulae, qui présentent, sur la zone dorsale, des marques ressemblant étrangement à leurs idéogrammes.

La trompette de Neptune et l’enfance
Persuadé que les coquillages qu’il manipulait sont le produit d’une écriture automatique, l’auteur de cet ouvrage n’a cessé de tenter de traduire les traces, dessins et couleurs de ces coquilles. Il en a également étudié les dispositions au son, prenant pour exemples les grands univalves utilisés comme trompes - instruments sonores - par les Maoris ; en passant dans le Charonia tritonis (triton conque ou trompette de Neptune), le souffle produit réellement des sons, voire des notes de musique. La trompette de Neptune nous ramène à Mircea Eliade, philosophe et mythologue qui liait la spirale des coquilles de mollusques à la lune, la foudre, les eaux, la fécondité, la naissance, la vie d’outre-tombe. À l’enfance aussi : « Entendre le bruit de la mer en portant un coquillage à l’oreille, observe Jean-Pierre Goff, tous les enfants s’émerveillent de ce phénomène acoustique, croyant entendre l’océan ; ils ne se trompent pas réellement. Le sang est intériorisation de la mer en nous et son bruissement, que le coquillage amplifie, n’en est que la répercussion sonore. Bilocation poétique des origines. »

  • Coquillages, par Jean-Pierre Le Goff, préface de Didier Semin et collages d’Anton Jeudi, éditions des Grands Champs, 208 pages, 2014.

Lecture complémentaire :

  • Techniques & Culture, Itinéraires de coquillages, dirigé par Elsa Faugère et Ingrid Sénépart, n° 59, 2nd semestre 2012, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 368 pages, 2013


Varia : de la culture pour les migrants…

« De Skaramagas à Calais, la culture est de plus en plus présente dans les camps de migrants. Des cours à destination des plus jeunes, des spectacles sont organisés en lien avec les associations locales. Au début de la crise migratoire, en 2010, la priorité était mise sur l’accès aux soins, à la nourriture, aux droits sociaux. Mais aujourd’hui, face à la question de l’intégration, dans une crise qui s’installe, la culture prend un rôle essentiel. Même si les gouvernements des pays d’accueil tardent encore à s’investir pleinement sur ce terrain.
« Parmi les populations qui fuient leur pays figurent des artistes issus de différentes disciplines. Ces derniers ont dû quitter leur pays en raison des conflits, du terrorisme, des drames humanitaires mais aussi à cause des restrictions en termes de liberté artistique. Les deux sont d’ailleurs souvent liés. Les restrictions en termes de liberté artistique se traduisent par la censure, mais aussi par des procès, des détentions arbitraires… La musique, le cinéma et les arts visuels sont, selon le rapport de l’organisation internationale Freemuse (2019), les trois genres ayant fait l’objet du plus grand nombre de répressions. Une fois arrivés en Europe, les artistes ont-ils plus de facilités à s’intégrer que les autres réfugiés ?
« La musique, dépassant la barrière de la langue, est la discipline qui permet le maximum d’échanges. En Allemagne a ainsi été fondé en 2015 un "Orchestre de l’exil", réunissant des réfugiés syriens. La formation compte 75 membres, qui interprètent à la fois le répertoire occidental et la musique arabe. En raison des liens historiques entre la Syrie et la Russie, connue pour sa tradition musicale, Damas a longtemps possédé l’un des meilleurs conservatoires du Moyen-Orient, ce qui explique le très haut niveau des musiciens syriens. Le prestigieux Philharmonique de Berlin a même donné un concert en 2016 avec des musiciens de l’Orchestre de l’exil. Alors que l’Allemagne est confrontée à une hausse du parti d’extrême droite antimigrants AfD (Alternativ für Deutschland, Alternative pour l’Allemagne), ce type d’initiative a pour but de fédérer par la culture les populations. 500 structures culturelles allemandes ont d’ailleurs signé un manifeste contre l’intolérance et pour la diversité, intitulé "Die Vielen". »
Extrait de l’« Atlas de la culture - Du soft power au hard power : comment la culture prend le pouvoir », par Antoine Pecqueur, éditions Autrement, 128 pages, 2020.


Carnet : du génie balzacien
Balzac a trop de génie : il en donne à ses paysans. (10 juin 1890)
(Jules Renard, Journal 1887-1910, Nrf Pléiade)

Un métro à Tahiti ?
Ce siècle s’évertue à préparer un monde où l’on trouvera des lilas en fleur toute l’année et un métro à Tahiti.
(Gilbert Cesbron, Journal sans date, tome 2, éditions Robert Laffont, 1967)

Le credo de Giono
Lu ces mots superbes, rapportés par l’écrivain et homme politique Jean-Richard Bloch (1884-1947) dans « …Et Compagnie » (1918) à propos de Jean Giono (1895-1970) : « Je pense que Giono ne cherchait pas à faire le mariol (selon son expression) lorsqu’il m’a dit dans son grenier de Manosque : "Saviez-vous pourquoi j’ai si peu d’idées, aucune opinion, encore moins de convictions, nulle foi véritable, surtout pas d’esprit d’engagement et pas plus confiance en moi que dans l’humanité en général ? C’est parce que j’ai foutu tout ça dans mes bouquins !" »

Du droit et de la justice
Qu’il est amer de voir le Droit, dès qu’il est au pouvoir, passer aussitôt la mesure et retomber dans l’injustice ! (Max Brod, Le Royaume enchanté de l’amour)
(Mercredi 26 octobre 2022)

Passé, présent et futur d’une œuvre
L’écrivain espagnol Juan Goytisolo (1931-2017) n’est pas tendre avec les critiques littéraires. Ils prétendent tout savoir et citent Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) sans l’avoir lu, déplore-t-il. « Ils devraient se rappeler l’une des réflexions du grand maître russe [historien de la littérature] : « Une œuvre ne peut vivre dans les siècles à venir si elle ne se nourrit pas des siècles passés. Si elle était seulement née dans le présent, si elle ne prolongeait pas le passé et ne se reliait pas consubstantiellement à lui, une œuvre ne pourrait pas vivre dans le futur. Tout ce qui appartient uniquement au présent s’éteint avec lui. »
(Lundi 31 octobre 2022)



Billet d’humeur

Coups d’épée sous la Coupole

L’habit vert assorti du bicorne et de l’épée distingue les membres de l’Institut de France (créé le 25 octobre 1795) qui regroupe les cinq académies dont il coordonne les actions : l’Académie française, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des sciences, l’Académie des beaux-arts et l’Académie des sciences morales et politiques. La vêture et ses rutilants accessoires prêtent aux académiciens des allures de général consulaire ou de préfet d’Empire. Le port de l’épée fut établi sous l’Empire, pour les académiciens comme pour les préfets. C’est à la fin du XIXe siècle que l’usage prévalut d’offrir aux nouveaux membres de l’Institut, par souscription, une épée spécialement faite pour eux et ornée de symboles : du pommeau à la bouterolle, chaque partie honore un de ses titres, une de ses œuvres, une de ses passions. Depuis le début du siècle, la coutume veut qu’elle soit offerte au nouvel élu par ses amis. Mais les femmes et les ecclésiastiques en sont en principe dispensés. Marguerite Yourcenar, femme de lettres, n’en porta point, ce qui amena l’helléniste Jacqueline de Romilly à l’imiter, arborant un joli sac à main brodé offert à l’occasion par ses proches. L’historienne Hélène Carrère d’Encausse dérogea à la règle et se dota d’une arme de parade, en invoquant le principe d’égalité. La variété des épées dévolues aux Quarante sages du quai Conti ne connaît aucune limite, relevant généralement des recommandations de l’académicien et de l’inspiration de l’artiste à qui elles sont demandées. Ainsi l’écrivaine Assia Djebar a choisi un sabre oriental du XVIIIe s. sur la lame duquel ont été gravées, entre les initiales de son patronyme en arabe, les trois lettres pax (« paix » en latin), pour rappeler quelle épreuve avait été pour elle et ses compatriotes algériens la tragique décennie 1991-2002. Magistrate et femme d’État, Simone Veil fit apposer sur son épée le matricule tatoué sur son bras au camp de concentration d’Auschwitz. La philosophe Barbara Cassin, quant à elle, jeta son dévolu sur une épée post-moderne, d’inspiration sabre laser, avec lame de cuir et fibre optique, pour impressionner ses petits-enfants ! La romancière Chantal Thomas a écarté la rapière pour un précieux éventail confectionné par un artiste japonais de Kyoto. En son temps, Jean Cocteau avait pressenti Pablo Picasso pour dessiner son épée d’immortel. En octobre 1955, le peintre malaguène lui envoya une ébauche d’« épée pour petit déjeuner », objet figurant la garde en forme de croissant et la coquille en tasse à café ! Plutôt tranchant le gag qui décontenança le poète et l’amena à dessiner lui-même son estoc.



Lecture critique

Jean-Christophe Bailly : les images d’une passion

Bien que Parisien (né en 1949), Jean-Christophe Bailly nourrit pour la ville de Marseille une tendre passion qu’il libère à travers une courte élégie, « Une image mobile de Marseille ». L’écrivain et dramaturge en parle en connaisseur avisé comme s’il en était originaire, révoquant l’affirmation d’Antonin Artaud qui professe que « l’enfance est le sourcier du chagrin » et que « pour connaître la mélancolie de villes si glorieusement rayonnantes, il faut y avoir été un enfant ». Il l’aime tellement cette ville qu’il en révèle ses dégoûts nés des « objets symboliques de la modernité convoitée, parfois vulgaires et écrasants comme la tour CMA-CGM (tel est son nom !), parfois réussis mais ambigus comme le MuCEM qui a peut-être fière allure mais qui est inexistant en tant que musée proprement dit, parfois merveilleux comme la Grande Ombrière de Norman Foster sur le Vieux-Port ». La mésestime se gonfle d’un plus profond ressentiment quand il prétend que « le très mauvais infini de la profération rageuse d’extrême-droite plane » sur la cité phocéenne : « En parler ce n’est pas simplement cocher une case, c’est tenter de rétablir dans son droit une idée de Marseille plus marseillaise que tous les rejets et les replis, et qui est celle d’une forme incarnée et joyeuse de cosmopolitisme méditerranéen, plus nerveux et réel qu’à Naples, plus présent qu’à Barcelone ». Il se confie sur la venue à Marseille dans les années trente en provenance de Wenzhou, en Chine, de son beau-père Tsaï Chiman que l’Italie fasciste avait refoulé. Œuvre mélancolique, disais-je, mais jamais plaintive, lyrique plutôt. Écoutez encore cet extrait : « Brusquement, comme si la ville allongée sur la mer était semblable à un accordéon entièrement étiré, on a envie de repasser tous les airs qu’elle joue en resserrant ses soufflets, et ce sont toutes les anches libres que soulève le vent de l’Estaque à Callelongue : sur le damier cubiste qu’un garçon des Riaux descend en courant tombe une poussière blanche venant des carrières tandis que tout en bas, sur le quai, l’ultra mauresque Villa Palestine veille en silence sur ses fresques inaccessibles ».

Jean-Christophe Bailly © Photo Gilberte Tsaï

  • Une image mobile de Marseille, par Jean-Christophe Bailly, éditions Arléa, 64 pages, 2016.

 

Portrait

Introspection sur le Sud de la Grande Île

À l’exemple de la Grande Île, le Grand Sud de Madagascar est profondément marqué par la pauvreté, l’économie déficitaire, une antique et immuable vie rurale et des retards dans tous les domaines sociaux. « À commencer par la question cruciale de la scolarisation, constate amèrement le géographe Jean-Michel Lebigre, que la région traîne comme un boulet depuis les débuts d’une colonisation qui prétendait apporter le progrès ». Originaire de Sologne (né en 1948 à La Ferté-Saint-Aubin), ce professeur des universités a publié la « Petite Encyclopédie du Grand Sud de Madagascar », en 2016, aux Presses universitaires de Bordeaux-Montaigne. Selon un classement alphabétique, le livre exhume une véritable mine d’informations identifiant cette terre afro-asiatique de 3 117 000 habitants en 2014 (sur 132 000 km2) et peuplée par de nombreuses migrations venues d’Afrique et de l’aire indonésienne.

Une pièce d’un continent appelé le Gondwana…
Madagascar fut dans un passé lointain une pièce d’un gigantesque continent appelé le Gondwana. Sur ce qui est aujourd’hui sa façade occidentale, enseigne l’auteur, un rift s’ouvrit dans lequel s’engouffra la Téthys, l’océan primitif. Ce mouvement aurait commencé à la fin du Lias, il y a environ 180 millions d’années, Madagascar restant accolée à ce qui allait devenir l’Inde. Au gré d’un déplacement vers le Sud, le rivage de l’actuelle région de Tuléar joignait l’actuelle Tanzanie. La séparation de l’Inde avec Madagascar aurait constitué l’étape suivante, survenue entre 96 et 80 millions d’années avant notre ère, au crétacé supérieur. Quant à la façade orientale de la Grande Île, elle jouxtait alors la côte de Malabar, au sud de la péninsule du Deccan.
L’ouvrage identifie les lieux où archéologues et paléontologues ont mis au jour des témoignages du long passé des lieux, plus spécialement dans l’Androy. À Sarodrano, qui fut longtemps l’unique lieu de villégiature des Tuléarois, les chercheurs ont fouillé un site archéologique qui comprenait os d’animaux, débris de poteries, de brûle-parfums, de poteaux de case et d’accessoires culinaires dont la datation s’échelonne du XIe au XVIe siècle. Sur les rives du Lambomaty, affluent du fleuve Manambovo, les chercheurs ont relevé les traces d’une ancienne civilisation (XIe-XIIe siècles) où l’on maîtrisait déjà l’art de la poterie et l’élevage des bovins, une société humaine assez proche de celle de Talaky, où des pêcheurs vivaient en l’an 840 et où on a découvert des œufs d’aepyornis, autruche géante haute de 3 mètres, œufs mêlés à des tessons de céramique locale. La présence de pasteurs Bara et de forgerons Tebekitro est attestée à cette époque dans les zones côtières et de l’intérieur de la région. Les mêmes lignées ont survécu de nos jours ainsi que les Antaisaka, Betsileo, Karimbola, Mahafaly, Makoa, Masikoro, Merina, Mikea, Sadiavahe, Sakalava, Sara, Tambato, Tanala, Tanandro, Tandroy, Tanosy et Vezo.

Des talismans voués à guérir ou… à rendre malades
Au Sud malgache, les traditions restent vivaces selon quasiment tous les aspects de la vie quotidienne. Ainsi, le bilo qui est un rituel de guérison d’une personne possédée par les esprits : accompagnée de chants polyphoniques, la cérémonie se propose d’évacuer les esprits malins vers un zébu préalablement choisi. Impossible de ne pas citer le nain Kotoki, cet être surnaturel et fabuleux, couvert de poils, qui est passé maître dans la manière de chaparder les calebasses de lait. Que dire du pitolalahaninany, ce serpent à 7 têtes, sorte de dragon vivant sous terre et responsable des crues du fleuve Fiheranana dont la légende serait née… au fond des assiettes chinoises ! Un autre personnage, l’Andriamaro, fait l’objet d’un culte tenace chez les Mahafaly : venu du ciel pour protéger le clan des Maroseranana, il aurait été déçu par le comportement des dignitaires mahafaly ce qui l’amena à abandonner le pays, ouvrant la porte, en 1859, aux colonisateurs français… Coutumes et traditions font bon ménage sur la Grande Île selon une multitude d’activités sociétales, religieuses, scientifiques ou artistiques. En Androy, les femmes exécutent le kaike lors des funérailles : c’est un chant qui contraint les hommes à déclarer leurs richesses. Les ombiasy, des guérisseurs en somme, sont craints des populations car ils ont la maîtrise des aody, talismans composés de plantes voués à soigner ou… à rendre malades. On fabrique encore des tehaka aux environs de Fort-Dauphin, vanneries magiques dont l’usage protège de la foudre et des maladies.

Un patrimoine naturel d’exception
Le maréchal Joseph Galiéni (1849-1916) a fortement marqué l’histoire de la colonisation française à Madagascar de la même façon que Louis Hubert Gonzalve Lyautey (1854-1934), officier supérieur dont les historiens ont retenu « la vision à la fois humaniste et économique de la prise de contrôle française ». Bonne ou mauvaise, l’action d’autres personnages est soulignée : le paléontologue et missionnaire suisse Otto Appert, fin connaisseur de la langue malgache ; le pirate new yorkais Samuel Burgess (vers 1660-1712), un des artisans de la traite d’esclaves ; Etienne de Flacourt (1607-1660), considéré comme un administrateur avisé, doublé d’un scientifique rigoureux ; Diego Lopez de Sequeira, navigateur portugais qui découvrit la partie méridionale de Madagascar en 1508 ; Alfred Grandidier (1836-1921), Lorrain fortuné et chercheur multidisciplinaire que l’empereur Napoléon III soutint dans ses voyages d’exploration ; le père Luis Mariano, jésuite portugais auquel on doit de très précieuses cartes de Madagascar au XVIIe siècle ; Ranavalona III (1862-1917), dernière reine de Madagascar, Maître Kira (Michel, né en 1950), célèbre footballeur, originaire de Tuléar dont le stade porte le nom ; Tovondrafale Tsimihole, musicien et chanteur réputé qui a créé à Tsiombe, en 2005, le premier festival (Rebeke) des terroirs du Sud de Madagascar et Louis Szumski (1927-2000), écrivain né en Alsace de parents polonais, qui a vécu à Fort-Dauphin et consacré toute son œuvre littéraire et poétique au Sud malgache. Militaire devenu hydrogéologue et herpétologue, Charles Domergue (1914-2008) fut l’un de ces scientifiques qui militèrent pour la protection des milieux naturels dans la Grande Île. La région du Grand Sud dispose d’ailleurs de précieux minerais : carrières ou exploitations de béryl, émeraude, grenat, graphite, ilménite, mica phlogopite, sanidine, saphir et vanadium. Elle se prévaut en outre de posséder une flore et une faune exceptionnelles. Parmi les plantes : agave (sisal), baobab ou arbre-bouteille (présence de 8 espèces), bois sacré, flamboyant, santal, ébène, herotse (arbre à caoutchouc), ramy (grand arbre dont le bois blanc charpente les pirogues), vanille (orchidée) et vaovy (bois utilisé en pharmacopée et dans la fabrication de charrettes). Chez les animaux : baleine pygmée et cachalot, fosa (petit félin arboricole), 30 espèces de lémuriens (parents des singes), zébu, criquet rouge (responsable d’invasions temporaires), autruche, brachyptérolle à longue queue (oiseau coureur en danger d’extinction), crocodile du Nil (appelé à tort caïman), potamochère (proche du cochon), tortues (de mer, radiée et araignée). J’allais oublier le dauphin qui n’est pas étranger au lac Tsimanampesotse (littéralement « là où il n’y a pas de dauphins ») et à la réserve naturelle du même nom : le naturaliste Alfred Grandidier rappelait en 1916 la sentence usitée en cet endroit selon laquelle « se trouver face à un dauphin annonce la mort du chef local sauf si on met à mort celui qui l’a vu »…

Le géographe Jean-Michel Lebigre © Photo X, droits réservés

  • Petite Encyclopédie du Grand Sud de Madagascar, par Jean-Michel Lebigre, préface du géographe René Battistini, Presses universitaires de Bordeaux-Montaigne, 230 pages, 2016.

 

Varia : les urnes d’argile d’une drôle de guêpe

« Une étrange potière
« Quel romancier aurait osé imaginer une créature aux grands yeux, perverse au point d’entasser ses victimes dans de petits pots soigneusement rangés ? Cette scène d’anthologie se joue dans les greniers, replis de rideaux et autres piles de bouquins. L’actrice principale n’est autre que la pélopée courbée, une guêpe solitaire et potière, originaire des régions montagneuses situées entre l’Inde et le Kazakhstan. Elle aurait atteint la France accidentellement dans les années 1990 puis la Suisse en 1998 avant d’être taxée, comme souvent dans ces cas-là, d’invasive.
« Là où le scénariste voit une histoire juteuse, le biologiste observe simplement un comportement d’insecte prédateur particulièrement maniéré. Les urnes de terre réunies en grappes d’une dizaine d’unités sont autant de nids individuels pour l’une de ses larves. Pour nourrir chacune d’entre elles, la guêpe adulte y entrepose ses proies vivantes, des araignées paralysées.
« Après avoir consommé ces offrandes parentales, la jeune pélopée s’entoure d’un cocon translucide et entame sa métamorphose. L’envol s’effectuera après le perçage d’un orifice dans la poterie façonnée par sa génitrice.
« Variante et également terreur des arachnides, la pélopée maçonne est une Nord-Américaine arrivée dans nos contrées dès les années 1970. Ses mœurs seraient moins citadines que celles de sa cousine himalayenne. Il existe quelques représentants indigènes qui se distinguent notamment par leur pédoncule - taille de guêpe - jaune et non noir. […]
« Diverses guêpes pratiquent l’art de confectionner des urnes d’argile. Si le mélange salive et terre crue est une recette éprouvée, chaque espèce met sa touche personnelle dans le design. La pélopée monte un boudin en spirale jusqu’au sommet qu’elle scelle avec un opercule. […]
« L’ammophile des sables est une guêpe fouisseuse. Elle creuse des terriers dans le sol meuble avec ses pattes antérieures munies de peignes spéciaux. Elle y dépose en même temps que ses œufs des chenilles de papillons, ou des fausses chenilles de tenthrèdes, préalablement paralysées par plusieurs coups d’aiguillon. »
Extraits de « Mille et une guêpes », un dossier de Sophie Giriens et Jean-Philippe Paul, issus de la revue Salamandre, n° 265, août-septembre 2021, éditions de la Salamandre, Neuchâtel (Suisse), 66 pages.

 

Carnet : parodie du téléachat
Ces émissions de téléachat ne m’amusent pas. Elles montrent comment la « publicité » est devenue, au XXIe siècle, pure « communication », imposant le déplacement d’un espace publicitaire à la mesure de l’horizon de visibilité du globe. Ne se satisfaisant plus du tout de l’affichage classique, ni de la coupure despotique des programmes radiophoniques ou télévisuels, la publicité globale exige encore d’imposer son « environnement » à la contemplation d’une foule de téléspectateurs devenus entre-temps « téléacteurs » et surtout téléacheteurs.

Les immigrés au secours de l’hexagone
Si en 1988, un Français sur trois se découvre des ascendances étrangères pour peu qu’il remonte à ses arrière-grands-parents, c’est parce que, depuis plus d’un siècle, par vagues successives, des immigrés ont aidé ce pays empêtré dans la petite production artisanale et rurale à se lancer dans l’industrialisation moderne.

Esthétique et esthésie
L’esthétique, estimait l’écrivain et poète Paul Valéry, c’est d’abord l’esthésie ; c’est-à-dire la sensibilité. Et tout un chacun a la sienne qui voit midi à sa fenêtre et minuit dans ses songes, qui revient à sa façon à ses hiers et survient à sa guise dans ses lendemains. (Yann Le Pichon, Bernard Buffet, peintre (1943-1981), éd. Maurice Garnier-La Bibliothèque des Arts. Année, 1958)
(Samedi 12 novembre 2022)

20 000 teintes différentes
Comme il faut trois variables pour donner une couleur (teinte, luminosité et saturation), il y a trois familles de cônes sensibles aux longueurs d’ondes, petites, moyennes et grandes, qui permettent à l’homme de distinguer plus de 20 000 teintes différentes, contre des millions pour un ordinateur.

Fleurs en pot
Méfie-toi des fleurs qu’on te jette : elles sont encore en pot.
(Léonce Bourliaguet, De sel et de poivre, éditions Magnard, 1963)

Diego Maradona, priez pour nous !
« En cette fin de millénaire, assénait, en 1997, le romancier espagnol Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003), le football, qualifié d’"opium du peuple" au temps des dictatures, est devenu la drogue dure des démocraties. Il permet de répondre au manque de projet des sociétés globalitaires comme à la paradoxale solitude des masses. Ronaldo est un mythe créé par la FIFA (Fédération internationale de football association) pour nous faire croire à la religion du football. Mais il n’y a pas de religion sans Dieu. Et la place du Dieu du football reste vacante depuis que Diego Maradona s’est autodétruit. »
(Dimanche 13 novembre 2022)



Billet d’humeur

Kopita, fils d’immigrants polonais

Comme pour Michel Platini et Zinédine Zidane, originaires d’Italie et d’Algérie, le parcours des Kopaszewski illustre une partie de l’histoire de l’immigration en France. Immigrants polonais, les grands-parents paternels s’installent dans le Pas-de-Calais en 1919, après la première guerre mondiale. Né le 13 octobre 1931 à Nœux-les-Mines, une localité de la Gohelle, en Artois, où réside la famille, Raymond commence à jouer dans les corons, où à dix ans, l’âge des premières licences, on l’appelle déjà Kopa. Très tôt intéressé par le football, il travaille cependant de 14 ans à 16 ans et demi comme galibot (manœuvre) à l’une des fosses d’extraction du charbon. « À Nœux, raconte-t-il, on allait à la mine et pas ailleurs : mon père François et mon frère aîné étaient mineurs et c’était naturel. Je descendais à moins 602 mètres, à la fosse 2. Une fois au fond, il fallait marcher encore trois kilomètres. J’étais rouleur de charbon [il poussait les wagonnets]. Un jour, en 1947, il y a eu un éboulement. Un bloc de schiste m’est tombé sur la main. Je n’ai eu qu’un doigt coupé [l’index et une partie du pouce de la main gauche], d’autres ont eu moins de chance… Je voulais devenir électricien. » Deux ans plus tard, Kopa signe un premier contrat professionnel au SCO d’Angers. La suite sera couronnée de succès : au Stade de Reims dès 1951, il remporte deux titres de champion de France ; il obtient sa première sélection en équipe de France à 21 ans ; le Real Madrid le recrute en 1956, il y gagne trois Coupes d’Europe des clubs champions ; en 1958, il reçoit le Ballon d’or après avoir fêté, en Suède, la troisième place du Mondial de l’équipe de France. Il récolte vite un surnom : Napoléon, collé par un journaliste anglais du Daily Express, Desmond Hackett, séduit par la virtuosité du stratège aux dribbles lumineux et au physique banal (il mesure 1,68 m). Les supporteurs espagnols portent aux nues le quatuor formé par le Français Raymond Kopa, l’Espagnol Francisco Gento, l’Argentin Alfredo Di Stéfano et le Hongrois Ferenc Puskás. En 1956, pour marquer son transfert au Real, Kopa dispute un match sous deux maillots différents, la première mi-temps avec Reims, la seconde avec le Real. L’engouement des supporteurs pour la nouvelle recrue est tel qu’une fois rentré à son hôtel, Kopita - ainsi l’ont-ils surnommé - voit une foule de gens se précipiter sur lui pour le congratuler ou obtenir un autographe. Sans un regard pour l’actrice italienne Sophia Loren qui, interdite, observe la scène à quelques mètres dans le hall d’entrée du palace…



Lecture critique

La noix de Grenoble sort de sa coquille…

Gourmet invétéré, l’écrivain Joseph Delteil plaçait au premier rang de ses « bons mariages » la figue et la noix, suivies de près par la sardine à l’huile et le raisin frais ou encore le melon et le poivre. Les Grecs appréciaient l’accord des noix et du raisin, fruits préférés de Dionysos. Les Romains nourrissaient des goûts très voisins. Outre les dattes fourrées aux noix, ils raffolaient d’un dessert de noix au miel et au vin rouge. D’ailleurs, en Isère, les plus vieux des nuciculteurs (producteurs de noix ou de noisettes) vous diront que rien ne vaut une noix fraîche mâchée entre deux gorgées de pinot noir. Dans la basse vallée de l’Isère et du Grésivaudan, terre d’élection de la noix de Grenoble depuis le IVe siècle, le nuciculteur guette dans son verger les fissures du brou. Le brou ? C’est cette enveloppe verte qui entoure la noix et dont la rupture annonce le début de la récolte. Dès lors, le producteur devra faire « vibrer » ses noyers pour aider les coques à tomber et les recueillir. Avant de les laver, les sécher, puis de presser le fruit pour en obtenir de l’huile à moins qu’il ne préfère garder les noix intactes pour les vendre sèches.

Une bonne position en Europe
En France, « la culture de la noix, explique David Lynch dans son ouvrage "La Noix de Grenoble - Histoire(s) d’une AOC pionnière", a longtemps été exclusivement tournée vers la production d’huile, très largement autoconsommée avant l’essor des énergies fossiles et de l’électricité au milieu du XIXe siècle. La mise au point par sélection de fruits plus gros, au goût adouci et à l’aspect raffiné, à la fin du XVIIIe siècle, lance la vogue des "noix de desserts" destinées à la vente sur les marchés urbains, dans le cadre de la spécialisation croissante des systèmes agricoles, avec une originalité forte, celle de la conquête du marché nord-américain, qui sert de détonateur à l’essor de la filière. » D’ailleurs, en matière de concurrence commerciale, l’Europe de la noix reste attractive : l’Union européenne (UE) produit chaque année environ 80 000 tonnes de noix, au 3e rang derrière les États-Unis (200 000 tonnes) et la Chine (150 000). La France reste le premier producteur, avec 30 000 tonnes (également réparties entre le Périgord et le Dauphiné), suivie par l’Italie et la Grèce (18 000 tonnes), l’Espagne 9 000 tonnes et le Portugal 6 000 tonnes. « Or, avec une consommation de près de 150 000 tonnes, selon l’auteur, historien et professeur à l’université Lyon-2, l’UE doit importer 75 000 tonnes, dans laquelle la noix française et la noix de Grenoble parviennent à conserver et même à renforcer leur position. » « Parmi les nouveaux défis qu’affronte la filière, lit-on plus loin, les questions environnementales s’imposent de manière croissante, aux nuciculteurs comme à l’ensemble des agriculteurs. Le sujet n’est pas si neuf et prend des formes multiples, entre la question des pollutions environnementales ou la demande croissante de sécurité alimentaire. Elles doivent aussi être replacées dans l’histoire plus longue de la modernisation agricole de l’après-guerre, où le recours aux traitements a fait partie de l’arsenal techniciste proposé - imposé - aux producteurs comme la condition indispensable au maintien de leur activité, et a accompagné le passage de la polyculture à la monoculture. […] Après 1980, les noix biologiques font désormais partie de la gamme offerte par la coopérative et le négoce, au-delà des simples stratégies individuelles des producteurs-négociants. »

AOC depuis 1938
Très tôt, aux premières années du XXe siècle, la noix de Grenoble est reconnue en France comme un des produits agricoles de qualité, intéressant à la fois le cuisinier, le pâtissier ou le confiseur, à côté du cidre de Normandie, des poulardes du Mans, des prunes d’Agen ou du chasselas de Fontainebleau. Longtemps opposée à la noix du Périgord (AOC en 2002), elle est la première à recevoir en 1938 l’appellation d’origine contrôlée (AOC) qui précise les caractéristiques et les règles imposées par l’administration de tutelle. Parmi les variétés, la « Parisienne » ronde et fruitée, la « Franquette » aux cerneaux charnus et la grosse « Mayette » un peu aplatie. L’appellation n’est possible que pour les noix supérieures à 27 mm. Vendues écalées (abattues avant maturité), fraîches, semi-fraîches ou sèches, les noix de Grenoble distinguent d’autres variétés comme les « Corne », « Femor », « Lara » et « Marbot ». Fin 1995, on recense 1942 exploitations (19 en Savoie, 408 dans la Drôme, 1515 en Isère), pour une superficie cadastrale de 5 741 hectares, avec 22 % de la superficie (1265 ha) de jeunes vergers (c’est-à-dire de moins de 5 ans) ; le nombre total des noyers est évalué à 602 281 individus. « La filière est loin d’être déclinante, observe l’auteur, et la spécialisation des exploitations se poursuit, avec la disparition progressive des fermes de polyculture, et dans celles qui subsistent, la progression des vergers. »

Une noix, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix…
Originaire des montagnes de l’Asie Mineure - les bords de la Caspienne ou le nord de l’Inde, selon les uns, les Balkans ou le Caucase, pour les autres -, le noyer (Juglans regia) partage avec le figuier la gloire d’être l’arbre fruitier le plus anciennement cultivé dans le monde, avant de faire le bonheur des ébénistes. « Au XIXe siècle, rapporte le professeur Lynch, l’intérêt pour le bois de noyer est relancé par un nouvel usage, celui de l’utilisation du bois dans l’armement, et notamment les crosses de fusils, fabriquées en grand nombre à partir des guerres de l’Empire et de la conscription. » Il n’y a cependant pas que l’aubier de l’arbre qui profite aujourd’hui à l’artisanat. Les résidus des coquilles servent dans l’industrie du contreplaqué, des insecticides, des briques réfractaires, des isolants électriques et même des forages pétroliers. « Le noyer est un arbre aux racines larges et profondes, apprend-on au fil d’un récit attrayant, atteignant une taille considérable et doté d’une vaste et dense frondaison qui rend sa cohabitation difficile avec d’autres espèces et explique qu’il soit exclusivement planté soit de manière isolée, soit le long des chemins où son ombre est profitable. » Une noix, souvenez-vous, Charles Trenet l’a chantée dans un petit poème surréaliste : « Une noix/Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix/Qu’est-ce qu’on y voit, quand elle est fermée/On y voit la nuit en rond et les plaines et les monts/Des rivières et des vallons, on y voit toute une armée… ».

La petite histoire

Dans la longue bataille menée par les agriculteurs et leurs organisations professionnelles pour défendre et illustrer la noix de Grenoble, Édouard Lynch rappelle une savoureuse anecdote : « Dans cette stratégie tous azimuts de communication, tous les détails ont leur importance, comme en témoignent les listes manuscrites d’envoi de noix aux principaux interlocuteurs de la filière retrouvées dans les archives du Comité interprofessionnel de la noix de Grenoble (CING). Ainsi, en 1963, le ministre de l’Agriculture Edgar Pisani a reçu 10 kg de noix de Grenoble, en calibre 32, tout comme le préfet et l’évêque de Grenoble… D’autres, moins prestigieux, doivent se contenter de 4 kg en calibre 28. Dans cette liste figurent des responsables syndicaux, administratifs et politiques. La noix de Grenoble reste fidèle puisque E. Pisani figure toujours sur la liste des "bénéficiaires" en 1969, alors qu’il n’est plus ministre depuis 1965. Tout est bon pour assurer la promotion du produit, à l’image de cette lettre adressée, le 31 décembre 1970, à Robert Mazin [figure de proue du mouvement professionnel] par Pierre Douare, un avocat grenoblois, membre de l’académie Delphinale : "Mon cher ami, j’ai passé sur Radio Île-de-France un topo sur la noix de Grenoble qui, dans sa perfection, n’a pas d’égale. Oserais-je te demander, pour que tu sois interviewé de nouveau, d’adresser un petit sac de noix à la productrice de ces émissions ?" »

 Le tour du monde en coquille de noix, d’Eudoxie Dupuis
 illustré par André © Chromolithographie Ch. Delagrave, Paris, 1891 collection et droits Kharbine-Tapabor, Paris

Édouard Lynch © Photo X, droits réservés

  • La Noix de Grenoble - Histoire(s) d’une AOC pionnière, par Édouard Lynch, éditions Libel, 176 pages, 2020 ;
  • 10 ans d’expositions au Grand Séchoir, journal anniversaire 2005/2015, éditions Libel en partenariat avec le Grand Séchoir de Vinay et la Maison du Pays de la noix, 56 pages, 2015.


Portrait

Grimod de La Reynière,
professeur en gourmandise

Au-delà de l’exagération louangeuse de son biographe, en l’occurrence Jean Haechler (1929-2022), auteur de « Balthazar Grimod de La Reynière, un gastronome à la table des Lumières », Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière (Paris, 1758-1838) peut se targuer d’avoir inventé « ce genre d’écrire auquel on a donné le nom de littérature gourmande ». Pionnier dans la restauration de l’art de la table, il peut être considéré comme le précurseur des guides gastronomiques. Ce fils de bonne famille était réputé loufoque, excentrique à souhait, mais il était un gastronome averti doté d’un goût profond de la bonne chère. Son « Almanach des gourmands », paru en huit fascicules, de 1803 à 1812, reste une des bibles de l’art culinaire.

De la Lorgnette philosophique au Jury dégustateur
Fils d’un riche fermier général, et neveu du magistrat et homme d’État Malesherbes, Grimod de La Reynière se disait aussi non sans fierté petit-fils d’un charcutier inventif et génial. De son père, colossal mangeur et travailleur acharné, il prétendait qu’il mordait dans un pâté comme dans une brioche, et avalait des truffes comme des cerises. Pourvu d’une intelligence brillante et d’une excellente éducation, c’était un bel homme, de haute stature (1,79 m), élégant et riche, qui était affligé d’une cruelle infirmité : il portait des gants pour cacher ses mains, malformées de naissance et dépourvues de doigts. Très jeune, il se déclare philosophe et devient avocat (il sera plus tard journaliste - critique littéraire et commerçant). Il a 25 ans en 1783 lorsqu’il convie ses amis (dont Restif de La Bretonne, Louis-Sébastien Mercier, Marie-Joseph Chénier) à un dîner pour son propre enterrement : il les rejoint au dessert à la surprise générale. En fait, il est avide de gloire littéraire. Ainsi, en 1785, paraît en librairie, sans nom d’auteur, sinon « présentée au public par un célibataire », un de ses premiers ouvrages, la « Lorgnette philosophique trouvée par un R.P. capucin sur les arcades du Palais-Royal ». Ce parfait amphitryon reçoit alors, chaque mercredi, dans son hôtel particulier des Champs-Élysées, dix-sept convives invités, à la faveur d’un repas de cinq heures, à confronter leurs expériences et compétences gustatives dans le but de faire avancer science et savoir culinaires. Éloigné de Paris durant la Révolution (il vécut notamment à Lyon), il reprendra ces dîners, le plus souvent au Rocher de Cancale, à partir de 1802, afin d’établir « la meilleure jurisprudence gourmande de l’Europe ». De cette Société des mercredis naîtra le Jury dégustateur : « Le célèbre médecin Gastaldi s’intitulait le doge de la table, rappelle Jean Haechler. Un certain Lindon avait été baptisé président à mortier du jury dégustateur. Tel autre maître Dindon. Nombre d’entre eux avaient reçu un sobriquet relatif aux habitants de la mer. L’abbé Geoffroy [feuilletoniste du Journal de l’Empire] maître Homard ; Grimod, avec humeur et dérision, s’était attribué maître Écrevisse, le vaudevilliste Alissan de Chezet maître Turbot, etc. ».

Roturier et fier de l’être
Édité dès 1803, au même moment que l’ « Alambic littéraire » (autrement nommé « Analyse d’un grand nombre d’ouvrages publiés récemment »), l’« Almanach des gourmands, servant de guide dans les moyens de faire excellente chère, par un vieil amateur » connaît un succès si retentissant, non seulement en France et dans toute l’Europe, qu’on le réédite jusqu’en 1812. Fourmillant d’anecdotes savoureuses, de nombreuses digressions relatives à l’époque et d’excellentes recettes, l’ouvrage veut légitimer en quelque sorte les produits des restaurateurs, traiteurs et marchands de comestibles invités à présenter leur production au jury. Les bons mots et les calembours abondent au fil des pages, les métaphores aussi : si le turbot est qualifié de « faisan de la mer », la sardine en est l’« ortolan » ou encore, plus saugrenue, « la bartavelle est à la perdrix ce que les cardinaux sont aux évêques » ! Le registre tient parfois de la grivoiserie et du pamphlet, de l’ironie et de l’emphase, mais, vivier d’érudition, l’auteur, professeur en gourmandise, puise constamment à tous les arts, au domaine pictural, à l’architecture, au théâtre et à l’opéra.
Écuyer, avocat au Parlement, membre de l’Académie des Arcades de Rome, associé régnicole de l’Académie royale des Belles Lettres, Sciences et Arts de Marseille, associé libre honoraire du premier musée de Paris, et rédacteur de la partie dramatique du Journal de Neuchâtel : quand bien même il se complaît à la flagornerie quand il s’agit de lui-même, Grimod de La Reynière « se faisait une gloire de s’assimiler à la roture, d’être républicain, d’où sa si grande connivence avec Restif » de La Bretonne : toute sa vie, Balthazar exprimera son dédain pour la noblesse et son aversion pour le clergé (à l’exception toutefois de Joseph de Saintignon (1716-1795), supérieur de l’abbaye de Domèvre, qui fut l’un de ses protecteurs).
« Le matin de son décès, raconte son biographe, est-ce une légende ? vers onze heures, Grimod aurait réclamé un verre d’eau. Étonnés d’une telle demande, les domestiques entrèrent et auraient entendu Balthazar dire : "Au moment de paraître devant Dieu, je veux me réconcilier avec mon plus mortel ennemi". Il but, et se serait éteint. Se non e vero… Il demanda à son exécuteur testamentaire qu’on lui donnât pour échapper à l’ennui du tombeau quatre de ses livres les plus chéris : qu’on lui mît le Pâtissier royal de l’illustre Carême dans sa main droite et le Cuisinier impérial dans la gauche, que sa tête reposât sur la Physiologie du goût [de Brillat-Savarin], et sur son… la traduction classique des Idylles de Théocrite, composée par son ami l’abbé Geoffroy. »

Balthazar Grimod de La Reynière par Louis-Léopold Boilly (1761-1845),
huile sur toile, 22 x 17 cm

Jean Haechler © Photo X, droits réservés

  • Balthazar Grimod de La Reynière, un gastronome à la table des Lumières, par Jean Haechler, éditions Séguier, 280 pages, 2016.
 

Varia : l’astronomie indienne en question

Les hypothèses proposant une origine mésopotamienne aux calendriers stellaires védique et chinois sont sans fondement. Les sépultures Yangshao découvertes à Puyang en 1987 suggèrent que les débuts de l’astronomie chinoise remontent à la fin du quatrième millénaire av. J.-C. Les similarités instructives entre l’astronomie et la cosmologie luni-solaire de la Chine et celle de l’Inde sont probablement la résultante d’un développement parallèle convergent plutôt que d’une diffusion.
Professeur émérite d’indologie à l’université d’Helsinki, Asko Parpola propose « l’hypothèse selon laquelle le premier calendrier stellaire indien, qui fut peut-être limité aux étoiles du quadrant, fut créé par les premiers Harappéens, vers 3000 av. J.-C., et selon laquelle également le lever héliaque d’Aldébaran à l’équinoxe vernal (printemps) indiquait la nouvelle année. La ville quadrillée de Rahman Dheri était orientée selon les points cardinaux, eux-mêmes déterminés par l’observation, d’un bout à l’autre de l’année, du lieu où le soleil se lève, ainsi que par un recours à la géométrie, comme l’indique le motif de l’intersection circulaire. Les premiers sceaux harappéens et la poterie peinte suggèrent que le soleil et le centre d’où partent les quatre directions symbolisaient le pouvoir royal.
« Les Harappéens de la phase mature disposaient probablement d’observatoires astronomiques tout comme leurs contemporains chinois. Ils construisaient des piédestaux en roche, bien stables, probablement pour l’utilisation du gnomon ; il est également possible qu’ils aient employé de l’eau afin d’aplanir le sol. Vers 2400 av. J.-C., les astronomes de l’Indus convertirent le calendrier solaire, alors en usage, en calendrier lunaire, et déterminèrent de la sorte la position stellaire du soleil à partir de la conjonction de la pleine lune avec l’astérisme en opposition. Les oppositions stellaires furent établies à l’aide des étoiles circumpolaires, ce qui supposa une importance idéologique : Ursa Major (la Grande Ourse) devint les Sept Sages tandis que l’étoile polaire fixe (alpha Draconis) symbolisa le souverain. Les astronomes harappéens ajustèrent également leur calendrier à la précession en faisant des Pléiades la constellation de l’année nouvelle. Les noms dravidiens des étoiles, astérismes et planètes préservés dans les textes en vieux tamoul peuvent se lire dans l’alphabet logo-syllabique indusien où le terme dravidien très courant pour désigner une étoile, mīn, est exprimé par l’image de son homonyme mīn, qui signifie "poisson". »
Extrait de l’article « Les débuts de l’astronomie indienne, en référence à un développement parallèle en Chine », d’Asko Parpola, de l’université d’Helsinki, texte traduit de l’anglais par Stéphane Normand et issu de la revue « Kadath » (chroniques des civilisations disparues), Bruxelles, mars 2022, 55 pages.



In memoriam : Pierre Soulages s’en est allé

Longtemps, Pierre Soulages est resté insensible aux paysages de son Rouergue natal, leur préférant l’âpreté primitive des grands plateaux d’Écosse. Né le 24 décembre 1919 à Rodez, en Aveyron, il est le fils d’un carrossier de voitures à chevaux qui meurt d’un cancer en 1924. Il grandit entre sa mère, Aglaé, qui tient une boutique d’articles de chasse et pêche, et sa sœur Antoinette, de quinze ans son aînée, qui deviendra professeur de philosophie. Rue Denis Combarel où il naît, à un jet de fronde de la cathédrale de grès rose, au plus intime de la vieille ville, il se nourrit de l’activité grouillante des artisans, forgeron, cordonnier-bottier, tailleur, mécanicien-garagiste, imprimeur, sellier-bourrelier, tonnelier, menuisier-ébéniste et autre serrurier. Ses études au lycée terminées, sa mère lui suggère d’entreprendre des études de médecine à Toulouse. Mais lui persiste à vouloir devenir professeur de dessin. Aussi, en 1938, se rend-il à Paris afin de préparer, dans l’atelier de René Jaudon, un ami du poète Guillaume Apollinaire, le concours d’entrée à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Il le réussit mais il n’y reste pas, désappointé par les exigences d’un enseignement académique qu’il rejette d’emblée. Rentré à Rodez à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, il renoue avec le rugby (ce colosse d’un mètre quatre-vingt-dix joue troisième ligne centre au stade ruthénois) et il apprend à piloter sur un Caudron C275 « Luciole ». Mobilisé en 1940 en qualité d’élève officier, il est versé dans l’artillerie alors qu’il espérait intégrer l’aviation. Démobilisé l’année suivante, il quitte la capitale occupée par l’armée nazie pour sa région natale où il devient viticulteur, près de Montpellier, afin d’échapper au service du travail obligatoire en Allemagne. Propriétaire du vignoble adjacent, Joseph Delteil lui présente ses amis peintres et notamment Sonia Delaunay. Le romancier et poète est surtout impressionné par les peintures de son voisin : « Prendre ainsi la peinture par le noir et blanc, lui dit-il, c’est la prendre par les cornes, c’est-à-dire par la magie ». Il ne revient à Paris qu’en 1946, accompagné cette fois de l’artiste sétoise Colette Llaurens qu’il a épousée en 1942. Le couple s’installe à Courbevoie, dans la région parisienne. Admis la même année au Salon des Surindépendants, ses œuvres aux tonalités sombres attirent l’attention de ses collègues Jean-Michel Atlan, Henri Goetz et Francis Picabia qui lui prédit : « Avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à vous faire des ennemis ». Inconnu comme lui, son collègue Hans Hartung complimente le nouveau sociétaire du Salon, prélude d’une amitié durable entre les deux hommes auxquels s’ajoutera Zao Wou-Ki.
À l’usage quasi exclusif du noir auquel s’ajoutent des ocres jaunes, des bleus et des rouges coruscants, les travaux d’après 1950 refusent toute allusion au visible, fût-ce sous forme de métaphore. En janvier 1979, il franchit une nouvelle étape avec l’outrenoir (Soulages a forgé ce néologisme) : il s’agit de surfaces monumentales, souvent à plusieurs panneaux, tout entières peintes d’un même noir rythmé de ruptures verticales, de larges traces alignées ou enchevêtrées et de mouvements de brosse, dont les seules variations de facture et de texture produisent des contrastes de valeurs. Certains noirs de ces polyptyques deviennent presque bleus, d’autres gris anthracite, d’autres carrément argentés selon l’incidence de la lumière et sa nature plus ou moins diffuse. C’est la révélation, la confirmation serait plus juste, que le véritable objet de sa peinture n’est pas le noir et son infinité de nuances mais la lumière et ses multiples faisceaux. La réalisation, de 1987 à 1994, des cent quatre vitraux sertis dans les murs ocre et rose de l’abbaye bénédictine de Conques lui permet de prolonger l’expérimentation de la lumière en l’adaptant à un matériau spécifique, le verre. En mai 2014, après bien des rétrospectives (à Paris au Musée national d’art moderne, à Munich et Essen, en Allemagne, à Copenhague au Danemark et à Houston aux États-Unis), il inaugure son propre musée au cœur de sa ville natale. Les années suivantes, dans son atelier, au faîte du mont Saint-Clair, à Sète, le nonagénaire poursuit sa quête de la lumière : un galet ficelé avec une cordelette à la porte de l’atelier prévient qu’il convient de ne pas le déranger. Pierre Soulages est mort à Nîmes dans la nuit du 25 au 26 octobre 2022, à l’âge de 102 ans.

  • Pierre Soulages : le noir lui va si bien ! par Claude Darras, dans Les Carnets d’Eucharis 3, 2015, 248 pages.

Lectures complémentaires :

  • Le noir et le blanc selon Soulages, par Claude Darras, billet d’humeur, Papiers collés de l’été 2014 ;
  • Pierre Soulages, Outrenoir, entretiens avec Françoise Jaunin, La Bibliothèque des Arts, 216 pages, 2012
  • Soulages, la peinture - Poétique de l’accident, par Henri Darasse, Lucie éditions, 262 pages, 2014
  • Soulages, la lumière et l’espace, par Nathalie Reymond, éditions Adam Biro, 144 pages, 1999
  • Comment travaille Pierre Soulages, par Roger Vailland, éditions Le Temps des Cerises, 58 pages, 2012. En 1949, le peintre a réalisé les décors de la pièce de Roger Vailland, Héloïse et Abélard, jouée au théâtre des Mathurins à Paris.

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