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1) Plusieurs de vos personnages ont des vies doubles comme le personnage principal du Ventre du Président qui est président d’une grande entreprise et qui chez lui mène une vie que personne ne peut soupçonner ou Attilio Cereghetti, professeur, qui porte un pseudonyme, Lucas Malley, en tant qu’écrivain dans Le masque et les plumes. Quelles sont vos motivations ?
            Le roman m'intéresse dans la mesure où il permet d'entrer dans la complexité de l'être humain, de fouiller son "âme" pour percevoir ses contradictions, révéler ses aspirations et ses frustrations, comprendre ses souffrances morales, mesurer son espoir d'épanouissement, de guérison, d'accomplissement. Or pour donner une idée de la complexité de l'être, quoi de plus symbolique qu'une vie double à l'abri d'un masque ?
            Mes romans sont souvent à lire comme une fable. J'aime que les personnages, tout en paraissant très normalement incarnés dans leur vie sociale, soient représentatifs de certains enjeux inconscients, de défis intérieurs ou de questionnements intimes qui sont vraiment le propre de l'homme. Autrement dit, dans n'importe quelle œuvre de fiction, j'aime que les personnages, aient une dimension symbolique forte, voire un peu archétypale – et c'est bien sûr aussi valable pour ceux que je crée.
            C'est le cas du Président. D'un côté, c'est un homme qui a réussi parce qu'il a été élevé pour réussir. Dès l'enfance, une mère autoritaire, et qui demeure omniprésente dans sa vie d'adulte, l'a aiguillé et même aiguillonné afin qu'il ingurgite du savoir, qu'il fasse bonne figure, qu'il soit parfait en tous points. Elle l'a en quelque sorte barricadé dans l'obligation d'atteindre un statut professionnel de très haut niveau – statut dans lequel il s'est littéralement enfermé faute d'avoir eu le loisir de développer toutes les autres facettes de sa personnalité. Certes, c'est un homme compétent, sérieux, qui utilise ce qu'il sait… mais au détriment de ce qu'il sent. On ne lui a pas permis de ressentir, d'exprimer le versant affectif de sa personnalité. Et en cela, le Président, professionnellement respecté de tous, est en fait un homme-enfant, fragile, avide d'une tendresse qu'il sait à peine nommer et qu'il est bien incapable de réclamer.
            Le ventre du Président est vraiment un roman à lire comme une fable dans laquelle j'ai voulu dresser le portrait de certains hommes de pouvoir dont la vulnérabilité n'apparaît pas d'emblée. Le titre lui-même l'exprime : c'est le ventre, lieu des pulsions, des émotions, de la vie réelle, qui est chez lui complètement bridé.
C'est d'autant plus une fable que j'ai créé un deuxième personnage très symbolique (tellement symbolique qu'il prend une allure de caricature) : Amélie représente la bonne mère dans ce qu'elle a de plus profond. C'est la mère nourricière, la mère acceptante, la mère qui vous aime pour ce que vous êtes – limites et faiblesses comprises. Amélie, dans ce qu'elle a d'animal, d'instinctif, de primaire, permettra au Président de renoncer au carcan qui le tient – et le retient. C'est alors qu'il pourra enfin s'ouvrir à la vie.

2) Est-on toujours en représentation ? Chacun joue-t-il toujours un personnage ?
            Les généralités me gênent toujours… mais il me semble en effet que chacun joue plus ou moins un personnage. C'est presque une nécessité dans la vie en société : chaque homme a un rôle à tenir, professionnel, social ou familial, et qui dit rôle dit plus ou moins composition. Reste à déterminer avec quelle sincérité, quelle spontanéité et quelle authenticité l'on tient ce rôle. Certains l'endossent comme un vêtement de protection, de sécurité, parfois même comme une armure ; d'autres se conforment aux exigences de ce rôle pour être cohérent et crédible afin d'accomplir au mieux leur mission ; d'autres encore ont du mal à doser la part qu'il leur faut accorder à ce rôle : le masque est très mal ajusté – soit inutile, soit défigurant.
            C'est lorsqu'il y a un hiatus important entre ce que l'on est et le masque que l'on s'est collé sur la figure qu'il y a déséquilibre et donc souffrance. 

3) Vos personnages gagnent-ils leur indépendance au fil du roman car dans Le masque et les plumes, Camille, personnage de papier, intervient dans la vie réelle de Lucas Malley ?
            En cours d'écriture, les personnages évoluent – comme les êtres de chair en somme ! On les porte en soi et, un beau jour, ils voient le jour… parfois quand on ne les attend pas. Alors on les élève, on les aide à vivre, à se forger une personnalité ; on les fait bouger, parler, ressentir, souffrir. En fait, ils dépendent de nous ; on habite avec eux autant qu'ils nous habitent. Et l'on peut dire que, souvent, ils nous pompent l'air… Comme des amis envahissants qui ne vous laissent même pas dormir.
            Dans mon roman Le Masque et les plumes, Attilio alias Lucas Malley est un écrivain qui crée un personnage sans autre but que de "fabriquer" un roman à succès avec tous les ingrédients réputés pour faire marcher les ventes. Cet auteur est donc dans un projet dont l'authenticité est discutable. Je me suis amusée à faire de cet écrivain le jouet de son personnage. J'aime bien l'idée de l'arroseur arrosé. J'aime les doubles-fonds. J'aime les bottes secrètes – tout ça, est très romanesque, non ?
            Cela dit, il est possible en effet qu'au fil des romans, l'auteur se libère lui-même… ce qui, par voie de conséquence, donne plus de liberté à ses personnages.

4) Comment inventez-vous vos personnages ?
            Au départ ils surgissent comme des ectoplasmes d'une sorte de magma. Puis ils prennent corps au fur et à mesure pour venir "servir" une idée, un thème ou une situation que j'ai envie de mettre en scène et de développer.
            Au théâtre, on appellerait cela de l'improvisation. Sur les planches, il faut d'abord dire – ce qui signifie laisser parler son inspiration, ou son inconscient. Ensuite on réfléchit, on organise, on relie, on cisèle la progression du récit. Bref l'on s'immerge dans l'histoire en marche pour lui donner son sens et sa cohérence. Et les personnages sont bien obligés de suivre !

5) Comment évoluent-ils au fil de l’écriture ?
            Puisqu’ils suivent l'auteur, tout en le menant par le bout du nez, les personnages évoluent avec le temps.
            La progression de la réflexion, son approfondissement, ses impasses, ses rebuffades les modifient. L'écriture elle-même – les mots, les images – offre des pistes, suggère des chemins de traverse. On fait aussi des trouvailles. En cours de route, tout bouge ! Mais il arrive aussi que le récit s'immobilise : c'est la panne. Certaines sont définitives – mauvaise intuition, ou impuissance devant un sujet que l'on est incapable de traiter au niveau où l'on voudrait le faire…

6) Comment se crée un roman ? Le lieu a-t-il une place essentielle dans vos romans ?
            Oui, le lieu – comme tout ce qui peut éclairer les personnages – est essentiel. Il ne s'agit pas de décrire pour décrire, mais de décrire dans le but de préciser, de suggérer, de faire surgir des images qui concourent à donner du sens.

7) Vous aimez les huis clos ? Pour quelles raisons ?
            Dans la vie, je préfère le tête-à-tête ou les tout petits groupes aux grandes réunions où les échanges sont plus superficiels, souvent interrompus ou purement conventionnels. Il en va de même dans les livres, j'aime le corps à corps avec un, deux ou trois personnages, les autres n'étant que des silhouettes qui traversent l'histoire dans le seul but de mettre tel ou tel aspect en valeur. Je suis convaincue que le lecteur se perd dans la multiplication des gens dont il faut suivre la pensée et les faits et gestes. Mais il y a aussi une autre raison : le huis clos exacerbe les sentiments, tous les sentiments, car les personnages s'empoignent au sens propre comme au sens figuré. Il y a une intensité qui me plaît, c'est celle du concentré, de l'essence.

8) Justement dans Mobile de rupture, Régis et Sibylle se retrouvent dans un restaurant qui sera leur "huis clos" pendant tout le roman et tout va finir par déraper. C'est ce dérapage qui vous intéresse ?
            Bien sûr ! Dans Mobile de rupture, le choix d'un dîner d'anniversaire de mariage, en tête à tête dans un restaurant branché où virevolte un personnel aussi précieux que les mets, n'est pas un hasard. Ce repas, qui se veut luxueux, marquant, digne de la commémoration du mariage, est un moment d'immobilité forcée, une sorte de huis clos au sein du monde, représenté ici par le restaurant. Mais, justement, tout va bouger : le cœur à cœur espéré commence en escarmouches à fleuret à peine moucheté pour se transformer en règlement de compte.
            C'est un passage à l'acte. Autrement dit, une explosion ou un dérapage, comme on voudra – mais c'est toujours l'histoire d'une parole enfermée, d'une vérité étouffée, d'une souffrance…

9) Quel rôle jouent les objets dans votre écriture ?
Les objets jouent à peu près le même rôle que les lieux : ils situent, ils évoquent, ils accompagnent. Comme les lieux, et peut-être de façon encore plus forte, ils ameutent les images souvenirs, indiquent une provenance, une aspiration, un goût, parfois une passion. Dans un roman, ce sont des repères. Lieux et objets ont aussi leur poésie immanente – à l'auteur de tenter de trouver les mots pour la dire… C'est plus difficile que l'on ne croit – et se forcer est, à mon avis, très mauvais !

10) La famille apparaît dans beaucoup de vos romans. Le lien mère-fils n’est pas toujours très simple. Que réprésente la famille pour vous ?
            Qu'y a-t-il de plus proche, de plus conflictuel, de plus beau, de plus mesquin, de plus tendre, de plus contradictoire, de plus parano, de plus nécessaire, de plus durable, de plus complice, de plus secret que la famille ?… On peut multiplier les adjectifs à l'infini : tous la qualifient à un moment donné. Elle peut même être tout à la fois, ou alternativement, ou simultanément.
            Et qu'y a-t-il de plus important que la famille dans la construction d'une personnalité ? Voilà pourquoi c'est un terrain de choix pour tous les romanciers.

11) Comment interviennent le mensonge et le secret dans les familles ?
            Le mensonge est partout. Dans la famille bien sûr, mais aussi dans la société, et dans toutes ses sphères, dans toutes ses strates. Le mensonge commence presque au berceau ! C'est un sujet passionnant que l'on peut aborder sous tous les angles, psychologique, philosophique, moral, religieux, sans jamais en faire le tour.
                D'autant qu'il y a toutes sortes de mensonges… et je n'oublie pas ceux que l'on se fait à soi-même. Protéiforme – il y en a même qui sont, paraît-il, vertueux ! – le mensonge n'est pas près de disparaître…

12)  Les expressions inventées en famille : comment vous en est venue l’idée ?
            Comme tout le monde, j'ai remarqué que certaines personnes utilisaient des expressions, souvent pittoresques, dont le sens était obscur ou bizarre pour le commun des mortels. La plupart de temps, l'on m'expliquait que cette expression était née dans la famille, parfois des dizaines d'années auparavant, à l'occasion d'un événement, d'un quiproquo, d'une réunion, d'un drame, d'une rigolade.
            Un jour, j'ai eu envie de les collectionner, comme autant de pépites. Des années plus tard, j'ai eu l'idée de les regarder autrement, ces expressions. Et, en les observant, il m'est apparu qu'elles "disaient" quelque chose de l'ambiance, des convictions, de l'éducation, de la morgue ou au contraire de la modestie de la famille où elles ont pris racine. Mais surtout j'ai constaté qu'elles avaient une utilité précise, un sens, une fonction. Entre autres, elles cimentent la famille, renforcent sa complicité. Elles accompagnent l'éducation, les menus travaux de la vie quotidienne. Parfois elles permettent de dédramatiser un événement (il y en a plusieurs ainsi "On a eu un problème" ou encore "La terre s'est ouverte…".
            C'est pourquoi je les ai regroupées par chapitre : De l'éducation : carottes et bâtons ; Orgueil et préjugés ; De la vie domestique : serpillière et poésie, etc.

13) Un roman paraît en janvier, voulez-vous nous en parler ?
            Il s'intitule Dominique. Un prénom que l'on appelle épicène (du moins, si l'on veut avoir l'air savant), autrement dit un prénom dont l'orthographe et la phonétique ne changent pas avec le genre de la personne qui le porte. Il y en a très peu comme cela. Ce roman est l'histoire d'une famille qui décide d'élever le bébé à naître en le préservant de tous les préjugés, de toutes les contraintes culturelles, sociales, morales et religieuses, qui pourraient entraver sa liberté sexuelle. Garçon ou fille, Dominique choisira lui-même son genre.
            Ce roman raconte les tribulations de cette famille car ce bébé vit ici et maintenant et, bien sûr, avec son sexe biologique.
            Je me suis attachée à ne pas dévoiler le sexe de Dominique avant la toute fin du roman – et je peux vous dire que sur le plan de l'écriture, ce fut plutôt sportif ! La langue française ne se prête pas vraiment à l'exercice…


Propos recueillis par Brigitte Aubonnet
en décembre 2014




Dominique















L'arbre aux mensonges










Sans sucres ajoutés





Mobile de rupture





Les mots des familles