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Michèle TEYSSEYRE


Achille L.
Un peintre en hiver

De la fréquentation peut naître l’intimité. Michèle Teysseyre nous fait part de celle qu’elle entretient dans son roman Achille L. avec un peintre. « Comment pourrais-je t'oublier ? Dès l'instant où je t'ai vu, je t'ai tutoyé : devant le buste juvénile sculpté par Bourdelle, devant l'autoportrait en rapin ambitieux, puis celui du vieillard en béret, je ne me suis jamais adressée autrement à toi. » Et lui, de répondre : « Pourquoi tant de questions ?... D'ailleurs, en quoi suis-je tenu de te répondre ? Des secrets, tu en as autant que moi ! »

 Achille L., Achille Laugé, était un peintre post-impressionniste, figuratif. Ce n’est pas un petit maître car il a pour lui la singularité et la continuité d’une œuvre. Il a d’abord été pour Michèle Teysseyre une interrogation à la personnalité mystérieuse pour devenir, ensuite, l’ami familier. Il leur a donc fallu apprendre à se connaître, chacun ayant sa partition. L’auteure et ses mots, leur polissage, l’art de leur arrangement, son imagination. Sa voix prédominera, forcément. Narratrice du roman avec sa sensibilité propre, maîtresse du présent, elle suit une démarche romanesque la mettant aussi en scène, un peu en retrait, mais donnant beaucoup d’elle-même pour rencontrer cet homme sacrifiant talentueusement sa vie à une esthétique. Avec Achille L., elle a affaire à une présence muette attestée de traces figées, avant tout par sa peinture, quelques lettres et témoignages de proches à jamais disparus. Tous deux avec leurs différences, sans liaisons directes mais non pas sans connexions. Un léger déséquilibre à combler. Non pas le vrai mais le vraisemblable à créer !

Où trouver Achille L. ? « Après Limoux, c'est la route qui prend le relais. Commence alors le vrai voyage, celui de l'intérieur. » d’un peintre qui façonne, à sa manière, la réalité. Est-il possible, à plus d’un siècle de distance, même en croisant les routes qu’il a fréquentées, de rattraper Achille L. qui a choisi l’exil au fond de sa campagne native afin de trouver l’accomplissement de sa peinture et de sa vie ? « En tournant le dos à la capitale, tu avais la certitude de faire le bon choix. Loin des rivalités et des dogmes, ton art pourrait s'épanouir librement. » Pour prendre la mesure du personnage, il était indispensable d’aller sur les lieux fréquentés par le bonhomme ou son fantôme, s’en imprégner, « À commencer par celui des massifs et des arbres tels qu'ils étaient en ce matin d'automne à Cailhau. » Ressusciter, avec modestie respectueuse, presque une sorte de sacré, des impressions qui nourrissent toute une poétique, « Là-bas, les proportions sont différentes. Le ciel est partout, il occupe les deux tiers de l'espace, il vous fait tout petit. Et puis il y a la lumière. On se sent un peu extraterrestre dans cette lumière-là. » Vérifier les éventuels vestiges transcrits picturalement ou pas, certains ne changent pas : « Dehors, un merle s'envole du figuier ; une grappe de muscat achève de sécher sur la treille. […] Ici un pied de chardon, là une touffe d'ail sauvage, quand ce n'est pas le tronc noirci d'un amandier foudroyé par le dernier gel de l'hiver. » Faire confiance aux saisons, éprouver le changement : « Un autre automne s'achève […] Attendre le printemps, voilà toute sa vie. […] Les hivers sont moroses et les étés brûlants. Le soleil d’août enflamme les champs et les gerbières, soulève la poussière blanche des chemins. » Bref, l’attention au dépaysement du présent peut prendre du temps. « Des innombrables routes qui sillonnent la campagne, la plus proche de l'Alouette est celle de Cailhavel. Achille en connaît toutes les courbes, tous les dénivelés. Chaque printemps y réserve sa surprise… »

La romancière touche au but, fait la liaison et se met à l’unisson de son personnage, ses impressions et ses affinités. Les mots affluent tels des coups de pinceaux. « Juin arrive, tu retiens ton souffle. Et soudain c'est une cascade, un déferlement d'or. Les genêts cousent aux talus des épaulettes de lumière, brodent les pentes, couronnent la crête des collines, ourlent de miel les ravins. » Achille L. est peintre, alors forcément son comportement, entaché d’humeur morose, n’est pas si imprévisible. À un moment :
« Il fait halte, extrait de sa sacoche une mine de plomb et son carnet à dessins.
"– Au moins marmonne-t-il je n'aurais pas tout à fait perdu la journée."
Du plat de la main, il lisse le papier ou transparaît une discrète mise au carreau. Assis à l'abri du talus, il esquisse d'un trait la fine mâture d'un tronc, l'entrelacs du branchage, jetant pour finir un rehaut à la craie blanche tout en songeant que l'hiver sera long. La lumière a changé, les ombres se font soudain plus franches. » Revenir en ces lieux parcourus jadis par Achille L., pratiquement dans ses pas, se mue en une victoire et ressuscite les premiers émois d’autrefois générés par des tableaux en sommeil dans un musée aux trésors cachés. Une visite faite presque par le hasard heureux. « Un ciel rouge à force d'outre-mer, la masse sombre d'un bâtiment sur l'ocre incandescent des chaumes, le noir des cyprès le long d'un chemin blanc, et toutes ces particules d'ange qui virevoltent dans l'azur. Une neige d’août dont on ne sait pas si les flocons montent ou descendent, naissent de l'horizon ou vont s'y amonceler. Ce bleu, vous n'avez vu son pareil qu'à la chapelle Scrovegni à Padoue, et peut-être aussi au couvent de Saint-Marc à Florence. Curieusement, le souvenir d'une peinture d'Edward Hopper vous vient en tête. Rien, dans ce paysage écrasé de chaleur, qu'une lumière implacable et le silence de Dieu. » En quelques lignes, la connivence au diapason se révèle, le tableau brossé.

Le texte, subtil, concentré, ciselé, opère un pendant à Achille L. et sa peinture. En romancière, Michèle Teysseyre colore, par ses descriptions, cette campagne ensoleillée ou embrumée. Sa prose évocatrice enflamme la nature. Elle ressent à l’unisson les sensations provoquées devant ce spectacle. Subtilement, sa plume évoque le motif « la légèreté d’une broderie de couleurs pures ». L’auteure fleure à vif les premières éclosions, « les fruits mûrissent, le ventre de Marie-Agnès s’arrondit. » Les formes suggestives se dévoilent et tout l’équilibre des compositions picturales baignées de lumière surgit. Elle croque le regard émerveillé du peintre et éveille le nôtre. Emergent, alors, des natures mortes savamment disposées qui vibrent d’intensité. Des vases de fleurs ou des branchages étalent leur fraîcheur ardente. Des paysages exhibent la verticalité et l’horizontalité du motif.

Avec la sensibilité d’une amie, Michèle Teysseyre a levé le voile, avec délicatesse, sur un peintre trop méconnu et pourtant doué. Elle a donné une partie d’elle-même pour dessiner l’homme qui a pris un chemin non conformiste mais qui ne s’est pas enfermé dans une tour d’ivoire. Cet esprit de finesse donne vie à Achille L., évoque ses doutes d’artiste sur les mouvements novateurs et ses choix, ses déconvenues plaintives exprimées par courrier à Bourdelle le géant, « Ce qu’il faisait surgir, c’était de la lave en fusion. », l’ami de toujours qui une fois disparu laisse un vide douloureux ; « Maillol, c’est la beauté pure ! » Des scènes quotidiennes reconstituées par petites touches évoquent l’amour simple et constant d’un homme à une épouse, Marie-Agnès, et l’attachement attentionné à sa région ou ses rencontres amicales du Félibrige. L’enthousiasme retrouvé à Banyuls auprès de ses amis Marre et Martin, eux aussi peintres. La tristesse lors du décès de l’un. Sa désertion à lui, trop « soudaine » car c’est toujours ainsi. « Désormais, chacun poursuivra seul sa route. »

Indubitablement, le livre, Achille L., contribuera à la redécouverte de l’œuvre d’Achille Laugé. L’évocation de Michèle Teysseyre, lumineuse, brillante de vie, devient une fresque animée. Son écriture jubilatoire doit nous conduire, lors de visites des musées, à fanfaronner en demandant : « Où est la salle des Achille L. ? »

Michel Martinelli 
(08/01/24)    



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Lectures










Serge Safran

(Novembre 2023)
144 pages - 15,90 €











Michèle Teysseyre,
née à Toulouse,
autrice de plusieurs ouvrages consacrés à Venise,  est également peintre et cinéaste.

Bio-bibliographie
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