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Jakub SZAMALEK


Datas sanglantes


Julita Wojcicka, une journaliste indépendante depuis le succès d’un livre d’investigation devenu un best-seller, cherche un sujet d’article. Elle « inscrivit "camgirl", "Minsk" et "meurtre" dans sa barre de recherche. Une fraction de seconde plus tard, le moteur recracha des résultats, c'est-à-dire des articles vieux de près de deux ans. Méga news, le site sur lequel elle avait débuté sa carrière, n'avait bien entendu pas lésiné sur les majuscules et les points d'exclamation : LE STEAP-TEASE DE L’ENFER ! AU LIEU DES CHARMES FÉMININS, ILS ONT VU UN MEURTRE EN DIRECT ! Julita grimaça de dégoût. Elle déroula la liste des résultats vers le bas, ouvrit quelques articles issus de sites sérieux. Ils étaient tous concis et communiquaient tous les mêmes faits : Hanna B., vingt-neuf ans, assassinée par strangulation au cours d'une transmission diffusée par la plateforme MyGreatCams, l'identité du coupable n'est pas connue, la police demande à être contactée par toute personne disposant d'informations au sujet de l'affaire. » L’affaire restée sans réponse suscite l’intérêt de Julita connue pour être déterminée, voire entêtée, un peu risque tout, ignorant les avertissements de son entourage sur les dangers pouvant être encourus. « C’était peu concret. Tant mieux, Julita aimait les défis. Elle ne découvrirait peut-être rien, mais au moins la démarche serait intéressante. »  Ce meurtre sordide à l’apparence d’un fait divers semble très éloigné des préoccupations et interrogations de deux autres protagonistes qui, d’étape en étape et sans se connaître, convergent sur la même affaire qui est le cœur de Data sanglantes.

Aneta, diplômée d’une grande école, avec un CV long comme le bras ayant participé à une campagne électorale en Grande-Bretagne, revient en Pologne pensant crouler sous les offres d’emploi. Très volontaire mais aux espoirs déçus, elle se retrouve à manger « des haricots en boîte et survivait en traduisant des étiquettes pour une multinationale laitière. » Ayant entendu parler de l’émergence d’un nouveau parti politique, "Pologne Demain", elle propose ses services. Elle est au bout du rouleau, et contre toute attente, un poste de "community manager" lui est proposé. Cependant, deux ans après la création du parti et malgré les efforts d’Aneta, "Pologne Demain" connaît un fléchissement de popularité et sa chute effleure la barre des 5%. Les élections approchent. Le créateur du parti, Artur Warecki, un ancien footballeur et député avec un premier mandat, doit sa notoriété à son physique médiatique. Il sollicite la société Net Solution pour redorer sa popularité. Inconnue sur le marché, cette officine offre une collaboration et des méthodes inquiétantes. La méfiance d’Aneta à son égard grandit après chaque contact avec le responsable Królac : « Madame Aneta, nous vivons à une époque si formidable, nous disposons de tant de données inouïes que nous sommes capables d'identifier n'importe quel groupe de personnes en ligne, grosso modo tout ce que vous désirez. Des mères célibataires avec deux enfants à charge ou des femmes qui ont avorté, ou des cheminots touchant des pensions, ou des dyslexiques de Basse Silésie… Sky is the limit, comme disent les Américains ajouta Królac avec un accent impeccable. »

Oleg, un garçon à l’aspect fade et d’un physique chétif trouve un emploi de modérateur, au plein cœur de Varsovie, chez « l’un des réseaux sociaux le plus important de la planète. Lui, un garçon de vingt-six ans, originaire de Tcharnawtchytsy près de Brest au Bélarus. » Son travail consiste à supprimer les messages qui sont insultants ou indécents, voire obscènes, en se basant sur un ensemble de principes recommandés par l’entreprise et, selon elle, objectifs. Travail usant et déprimant. Toutefois Oleg finit par remarquer une série de messages étranges publiés en masse et en peu de temps, tous semblables à de faux comptes. Sa pratique des langues russe et polonaise, entre autres, lui permet de repérer les "schibboleths", signe que ce n’est pas la langue maternelle des auteurs. Oleg avertit sa hiérarchie qui semble ignorer ses remarques et s’apprête même à le licencier. Il en prend son parti, mais, revirement de dernière minute, il est transféré dans un service de cybersécurité. Ses soupçons vont en se confirmant toujours un peu plus sans toutefois que ses nouvelles fonctions ne l’autorisent à contrecarrer les messages douteux et que l’entreprise ne réagisse.

Trois personnages qui ne se rencontrent pas mais dont le récit de chacun croise celui des deux autres. Le découpage en tranches de vie de chacun d’eux tisse un écheveau et structure la narration. Il décortique au passage, façon puzzle, une même réalité dans la perspective d’un possible rassemblement des pièces éparpillées. Trois approches pour ouvrir les yeux. Julita, Aneta, Oleg nous aident à comprendre le monde contemporain accro à la toile, à saisir l’ampleur et l’infinité du développement d’un monstre caché. Certains le maîtrisent et le dirigent pendant que d’autres l’ignorent par naïveté rassurante ou imaginent à peine sa puissance de nuisance. Trois visions qui cadencent au pas de charge Data sanglantes, second volume d’une trilogie. L’intensité de l’intrigue ne faiblit pas, tout au long du livre, grâce à une écriture sans fioriture. Le premier volet, intitulé Tu sais qui, embarquait déjà Julita, alors journaliste débutante dans un média sur le net, dans une intrigue meurtrière. Avec Data sanglantes, Jakub Szamalek continue sur sa lancée, reste limpide même sans la lecture du précédent ouvrage. Nous retrouvons des personnages récurrents gravitant autour de Julita. Entre temps, elle a fait évoluer ses connaissances en informatique, en navigation dans le net et les réseaux sociaux. Cela lui permet d’enquêter sur l’assassinat de Hanna B, en partie depuis chez elle, en prenant certaines garanties d’invisibilité.

Data sanglantes nous plonge en pleine manipulation de l’opinion publique, via la toile, à des fins électorales. Jakub Szamalek détaille un bout des astuces en tous genres, informatiques et recherches sur la toile. C’est bien ce qui fait frémir et l’intérêt le plus frappant du livre sans pour autant minimiser l’intrigue et l’art de conter de l’auteur qui sait donner une voix singulière à ses personnages. La menace du tueur à gages a toujours été un danger mais à cela s’ajoute la génération 2.0 et le risque de se rendre encore plus vulnérable en utilisant des outils dont on pensait qu’ils nous rendraient imperceptibles. Une technologie qui appâte et semble nous échapper, permettant de traquer, se faire traquer tout autant que de leurrer et d’être leurré, de se faire piéger en pensant être le chasseur pour finalement être totalement phagocyté. Dans cet infini chaos, on peut paraphraser Pascal et trembler devant cet univers infini qui se révèle, de jour en jour, mettre en péril toute recherche d’authenticité. Aujourd’hui, on nous guette et nous sommes les sujets d’une guerre d’influence entre firmes concurrentes, ou pire, entre états totalitaires et états démocratiques. Jakub Szamalek, écrivain polonais, fait part de ses craintes, déjà des réalités pour lui, au travers de Data sanglantes. Aucun doute, l’ennemi est connu mais il faut des preuves. Nos trois héros les accumulent et l’auteur laisse en suspens l’intrigue. Puisque nous avons affaire à une trilogie, rendez-vous au tome suivant et il y a  gros à parier que cela ne sera pas forcément un happy end puisqu’en son avant-propos l’auteur nous avertit, comme au tome précédent : « Ceci n’est pas un roman de science-fiction. Malheureusement. » Quoique Julita constitue un sacré grain de sable !

Michel Martinelli 
(30/11/23)    



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Sommaire
Noir & polar








Métailié Noir
(Octobre 2023)
448 pages - 22,50 €

Version numérique
12,99 €


Traduit du polonais
par Kamil Barbarski











Jakub Szamalek,
né à Varsovie en 1986, est archéologue, écrivain et scénariste de jeux vidéo.



Bio-bibliographie
sur Wikipédia





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le premier volume
de la trilogie :


Tu sais qui