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Melinda NADJ ABONJI


Le soldat-tortue

C‘est depuis « qu’il est tombé de la moto de son père comme un sac de farine » que Zoltán est devenu « aussi stupide qu’un canon » et « peureux comme une petite fille » comme le disait plein de colère ce père dont le bleu de travail « sentait l’huile même en sortant de la lessive » et qui espérait fort, grâce au boulanger du village qui avait pris son fils de neuf ans comme apprenti contre du pain et quelques pièces, « laver son sang de bohémien dans la blancheur de la farine ». L‘enfant qui ne voyait dans l’école « qu’une accumulation d’obstacles faits de chiffres et de lettres », bien que rêvant une fois adulte de devenir « un pommier, un acacia ou un bouleau avec ses taches », fier d’apporter ainsi sa part de nourriture à sa famille vivant misérablement dans leur vieille baraque de cheminot en ruine, s’en accommodait. C’est avec bonne humeur qu’il se rendait à la boutique avant le lever du jour pour trimballer des sacs de cinquante kilos et préparer tous les ingrédients nécessaires avant que le patron ne le rejoigne pour le pétrissage de la pâte en lui criant dessus pour tout et n’importe quoi. Parfois, le boucher sollicitait aussi son aide pour l’abattage du cochon contre un saucisson. Le jour de la fameuse chute, le boulanger avait violemment battu le garçon jusqu’à ce qu’il tombe au sol et s’évanouisse dans une tache de sang. Le patron sorti accueillir le père venu chercher son fils échangea avec lui quelques mots aimables sans évoquer bien sûr ni la lutte ni le malaise de Zoli. Celui-ci honteux d’avoir mis son chef en colère et ne voulant pas inquiéter ou décevoir son père choisit pareillement de se taire. À sa sortie de l’hôpital, le « bon patron » avait par pitié repris l’enfant à son service en le reléguant désormais sous prétexte de sa « tremblote » au rôle d’aide-mitron cantonné à la manutention des sacs avec un pain par jour pour tout salaire.

Chez lui Lajos et Zorka, ses parents, renvoyés au quotidien à leurs difficultés à survivre et voyant brutalement l’espoir immense qu’ils avaient investi dans leur fils s’effondrer, s’aigrissent et s’affrontent. Bientôt, entre lui qui se saoule désormais tous les soirs et elle qui bien apprêtée et maquillée abandonne de plus en plus souvent son foyer le soir, les coups se mettent à pleuvoir tandis que Zoltán conscient de son impuissance à incarner ce fils fort et viril qui les sauverait de leur misère et se sentant vaguement coupable de ne pas être à la hauteur de leurs attentes, se réfugie dans son jardin à soigner ses fleurs. Car la passion de ce « gamin crasseux et sublime » doué pour les mots croisés qui note tous les mots nouveaux qu’il découvre et ceux qui le touchent ou sont importants en majuscules dans son carnet (« j’ai toujours cherché dans les mots un endroit où me cacher, un trou pour m’y faufiler »), c’est la nature. Zoli-le-diable ne vit que pour son jardin, pour les plantes, les insectes, le soleil et la pluie, mais ne se contente pas comme les enfants d’en accumuler des fragments dans ses boîtes à trésors. Avec son chien Tango à ses côtés, il observe les arbres, les fleurs, les oiseaux ou les fourmis avec une infinie patience, avec attention, émotion, tendresse, cherche à en apprendre le langage, les protège, prend le temps, se laisse surprendre et admire. Ébloui, il s’en repaît, s’y blottit, s’y dissout, à la façon contemplative d’un mystique qui entre par tous ses sens en communion avec la nature. Sa seule amie s’appelle Anna (pour lui ce sera Hanna), sa cousine du côté maternel qui, bien qu’un peu plus âgée, aime la compagnie de ce garçon aux yeux d’un bleu intense et à l’univers étrange qui la fascine. Lui la trouve douce, gentille et gaie. Si depuis son départ en Suisse à l’adolescence elle ne fait plus que de rapides apparitions, un lien fort demeure entre eux.

Mais avec la guerre qui éclate en ex-Yougoslavie Zolti est enrôlé dans l’armée avec l’assentiment joyeux du père qui espère que la guerre en fera un homme et de la mère qui le projetterait bien en héros. Passant brutalement de la lumière du petit paradis qu’il s’est construit à l’abri de l’agitation du monde à la réalité militaire affligeante, brutale et destructrice, Zoltán, l’enfant timide et bègue, fragile, rêveur et peureux va découvrir l’enfer.  L’enfant-tortue devenu soldat-tortue, moqué par ses camarades, tyrannisé par les gradés, ravalé à l’état de clown ridicule, de bohémien idiot et de lâche méprisé de tous, deviendra rapidement leur bouc émissaire. Seul Jenö, un garçon doux, cultivé, en surpoids et atteint d’une faiblesse cardiaque s’intéresse à  Zoli, l‘écoute, l’initie aux codes abscons de la vie du camp et aux attentes et langage des chefs pour le protéger. « Je m’arrache le mouchoir de la bouche, oui, je veux être calme, Jenö, il me serre contre lui, ils vont te démolir si tu n’arrêtes pas, ils vont te découper en petits morceaux, hé, mon gars, dis à ton cerveau d’arrêter, mets-toi sur stop, dit Jenö, on y arrive ! il appuie la pâte chaude de ses doigts sur mon front, ses paroles tout près de mon oreille, ou crois-tu peut-être qu’ils vont te réformer ? Oublie, (…) ils ont besoin de nous pour la guerre ! et parce qu’ils ont besoin de toi pour ça, mon ami, tu dois devenir un idiot, un type qui éprouve la haine (…)  un type frustré qui ne s’en rend pas compte (…) qui marche pendant des jours et des jours, se traîne dans la boue et ensuite fait le salut militaire le visage enflammé, pour cela ils doivent détruire notre peur, chaque jour, à chaque appel, à chaque entraînement, crois-moi, quand on n’a plus peur c’est qu’on est au bout, on est mort ou on tue(…) tu crois tout de même en ta Bible, tu te souviens sûrement d’une phrase qu’ils nous ont martelée, sois sans peur ! Pense toujours à elle, Zoli, pigé ? (…) Tu es en acier, c’est indispensable, question de survie ». Le décès lors d’une marche forcée particulièrement longue et éprouvante de ce complice, guide et ami pacifiste, sera la goutte de trop. Zoltán, brisé par cette expérience de maltraitance, de cruauté, d’humiliation et de mort, entamera une grève de la faim et sera, quelques crises d’épilepsie plus tard, transporté à l’hôpital militaire qui après l’avoir mis sous camisole chimique s’empressera de le réformer pour inaptitude et le renverra chez ses parents sans la moindre indemnité puisqu’il n’aura jamais combattu.

C’est alors qu’Hanna, toujours en Suisse et désormais professeur et vivant en couple, entreprend suite à l’appel du père un voyage dans cette « Yougoslavie qui n’existe plus » sur les traces de Zoltán.

 

             Le soldat-tortue est construit autour de deux récits qui s’entrecroisent. Celui, central, de Zoli, l’enfant-tortue semblable à l’animal à la lenteur proverbiale qui rentre la tête dans sa carapace à la moindre frayeur, de son enfance à ses vingt-deux ans au début de la guerre avec de longs passages sur le soldat-tortue du camp d’entraînement militaire qui l’a détruit physiquement comme moralement. Celui d’Anna, sa cousine et amie d’enfance, ayant fait le long voyage depuis Zurich pour se rendre sur sa tombe, non par compassion mais par révolte pour la « mort sacrificielle » de ce garçon aux cheveux bouclés et aux yeux d’un bleu si profond. Étranger à toute contrainte et toute violence, atypique mais si respectueux du vivant, si doux, si gentil dont la singulière aptitude à l’émerveillement semblait le sauver de la honte, la misère et le malheur qui accablaient ses parents.
« La pauvreté n’est jamais dénuée de conséquences » comme s’était un jour dit Hanna en se remémorant un repas avec Lajos et Zorka dans leur masure. Déraciné de son jardin de roses pour être enfermé dans une caserne et harcelé par tous, il n’avait pas su survivre. Lors de ce voyage de dernier hommage on devine aussi dans le constant dialogue qu’elle entretient avec le fantôme du disparu son désir de combler les vides laissés par cette longue période où ils ne s’étaient pas vus et de comprendre de l‘intérieur ce qui l’avait mené là. Ces deux voix se complètent avec beaucoup de justesse pour nous permettre de pénétrer le mystère de cet être différent, malmené par la vie et les autres. « La façon de regarder avec insistance ou de ne pas détourner les yeux était interprétée par les adultes comme l’expression d’une force triomphale et donc admirable et l’instant d’après comme un aplomb insolent qui n’était pas convenable pour un gamin crasseux. »

La culpabilité qu’exprime Zoli face à son incapacité à répondre aux désirs, injonctions et ambitions de ses parents (être fort, viril, travailler pour ramener de l’argent et les venger de la misère en devenant boulanger) et pour ne pas avoir su éviter à son ami et ange-gardien Jenö la mort affreuse dont le « lieutenant rapace » l’a contre son gré rendu complice est elle aussi destructrice. Elle met en évidence le processus pervers de l’autorité parentale ou militaire qui ici inversant les rôles fait de la victime une chiffe molle ou un lâche qui par son irresponsabilité et son refus d’assumer son devoir filial et patriote devient responsable de son propre malheur, de celui de ses parents et de celui de son pays. Le soldat tortue raconte doncle parcours douloureux d’un garçon singulier rejeté dès l‘enfance qui voudrait tant être un jour écouté et compris et plus encore être enfin aimé par ses parents. Les longues phrases saccadées de Zoli, pleines de détours, de répétitions, d’images singulières et de fulgurances poétiques, avec leur syntaxe boiteuse et des titres et inserts en grandes lettres capitales séparées par des tirets, outre qu’elles nous renvoient à ce désir profond d’être entendu, illustrent aussi subtilement son élocution entravée par le bégaiement, son goût des mots dont à défaut des roses il a fait ses compagnons et sa perception étirée et personnelle du temps.   

Ce roman composé par l‘autrice en mémoire de son cousin mort lors des conflits en Yougoslavie et de deux autres jeunes hommes détruits par leur entrée dans l'armée est aussi, par les mots que celle-ci met dans la bouche du beau personnage de Jenö, une charge puissante contre la barbarie de la guerre et le harcèlement des soldats par leurs supérieurs. Melinda Nadj Abonji y dénonce aussi les dangers de toute logique de domination et, à travers le racisme anti-tziganes des gradés et du boulanger, le mépris pour les êtres fragiles, handicapés (épilepsie, hypersensibilité) ou simplement le rejet des gens hors des normes ou marginaux auquel est presque toujours confronté Zolti, elle y prône aussi la tolérance, le droit à la différence et le respect.

Habité par le personnage lumineux et émouvant d’un éternel enfant vivant en osmose avec la nature mais toujours en décalage avec ce et ceux qui l’entourent, ce roman douloureux qui nous raconte la douce résistance de l’imaginaire face aux limites d’un système qui voudrait imposer l’ordre, l’obéissance et la soumission, est un cri poignant contre l’absurdité de la guerre et la violence sous toutes ses formes.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/10/23)    



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Métailié

(Juin 2023)
160 pages - 18 €

Version numérique
9,99 €


Traduit de l'allemand
(Suisse) par
Françoise Toraille















Melinda Nadj Abonji,
née en 1968 en Serbie, vit maintenant en Suisse. Le soldat-tortue est son deuxième roman traduit en français après Pigeon vole.







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de l'autrice :


Pigeon, vole