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Jacques LUCCHESI

Choses vécues


Jacques Lucchesi, archéologue du banal


Lecture achevée des Choses vécues, on se sent autre dans l’intimité de notre quotidien domestique. À croire qu’on éprouve plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit, plus d’alacrité dans nos habitudes journalières. Les méditations y prennent une curieuse inclination, de surprise et de volupté mêlées, à l’examen des quelque trente objets que Jacques Lucchesi (Marseille, 1958) inventorie et analyse à la manière d’un archéologue de la banalité. Œuvre longuement mûrie, ces propos intimistes surprennent et passionnent tout à la fois. Quel plaisir nous causent ces Bagages de fortune, cette paire de Gants à l’esthétique quasi universelle, ces Jouets rudimentaires comme des figurines et ce Réfrigérateur reconverti dans le coffrage de livres et de documents ! On n’aurait pas cru que ces objets prétendument prosaïques nous enchantent à ce point et qu’ils nous parlent si bien non seulement du narrateur mais encore de chacun d’entre nous. « Car rien n’est moins neutre qu’une paire de chaussures, avertit l’auteur. Chacune d’elles, pour peu qu’on les observe, en dit long sur la coloration mentale, l’état d’esprit momentané de celui ou celle qui la porte. » L’écrivain se livre sans fard mais non sans nostalgie à travers cet abécédaire chosifié. Ainsi, au chapitre des Pantalons : « Ma grand-mère paternelle, femme de bon sens s’il en est, m’emmenait chez Armand Thierry les faire confectionner à mes mesures, se souvient-il. Du tergal, généralement gris ou bleu marine. Le tailleur prévoyait un ourlet de dix centimètres pour la croissance de mes jambes et l’affaire était dans le sac pour les deux ou trois années à venir. ». Critique littéraire perspicace, il en appelle au Norbert Elias de « La Civilisation des mœurs » à l’énoncé des Couteaux, fourchettes, cuillères, pour se gausser quelque peu de « la défiance des moralistes médiévaux vis-à-vis des couteaux lors des repas pris en commun : mieux valait le bannir de la table plutôt que de risquer qu’un des participants en fît un usage criminel au premier désaccord. Assurément, ajoute-t-il, c’étaient de fins connaisseurs de la nature humaine, elle si encline au pire. » Conteur invétéré, il rappelle, en évoquant l’Ascenseur, que « l’autre grand moment de la quête ascensionnelle de confort se situe en Amérique, en 1852, lorsque Elisha Otis mit au point un élévateur à parachute, c’est-à-dire doté d’un dispositif mécanique empêchant la plateforme de tomber en cas de rupture du câble ». Le moraliste donne libre cours à son dépit en retraçant l’évolution du combiné téléphonique : « Personnellement, quand je vois chaque jour, dans la rue ou dans le métro, tous ces gens concentrés devant leurs minuscules écrans ou qui poursuivent, indifférents à leur entourage immédiat, des soliloques hallucinés, je me dis qu’on n’a rien fait de mieux que le portable pour détruire le lien social et asservir les consciences. La vie sensible n’existe plus pour ces drogués du numérique. Et c’est sans parler des risques médicaux liés à son usage immodéré ni de la pollution entraînée par ses composants minéralogiques. D’où ma résistance acharnée à en acquérir un, même avec les préventions qui s’imposent. » L’éditeur qu’il est (il a fondé les éditions du Port d’attache en 2006) se devait de rendre hommage aux Livres : « Nous ne pouvons échapper à notre finitude, considère-t-il, mais nous pouvons, dans l’intervalle plus ou moins long de la naissance à la mort, repousser nos limites intérieures, donner plus de relief et d’intensité à nos vies, mieux supporter l’ennui, anticiper des situations qui pourraient nous être préjudiciables, nous emplir de l’expérience des autres, vivre plus en deux mots. Et tout cela, c’est aux livres que nous le devons. »
Lecture achevée des Choses vécues, on se rend compte combien notre espace intime et quotidien est empli de toutes sortes de choses qui se détachent de leur trivialité pour solliciter nos pensées les plus intimes. Toutes sortes de choses intérieures, secrètes, essentielles.

Claude Darras 
(12/07/23)    



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Lectures




Sinope

186 pages - 11 €





Jacques Lucchesi,

journaliste et critique d’art, auteur de nombreux ouvrages (poèmes, nouvelles, essais, théâtre) anime depuis 2006 les éditions associatives du Port d’Attache.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




Retrouver sur notre site une note de Claude Darras concernant une nouvelle de Jacques Lucchesi :

Ténèbres d’août

Le contentieux, 2019