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Víctor DEL ÁRBOL


Le fils du père


Trois personnages principaux mais pas seulement, les épouses, les sœurs et les frères, les dominants et les dominés, narrés sur trois générations. Le fils du père de Víctor Del Árbol est un roman noir, très noir, désespérément noir mais avant tout un roman, un vrai roman florissant, touffu, aux ramifications multiples. Des individualités ballotées, brisées, un va et vient entre espoirs et déceptions. Des contrées hispaniques aux confins de L’URSS, via le Sahara, Víctor Del Árbol offre un récit tout en tension qui ne faiblit pas et mêle des vies sans éducation sentimentale à l’Histoire de l’Espagne franquiste et après franquiste.

La place des femmes semble étroite dans la narration, limitée par rapport à l’attention portée à celles des hommes, sans pour autant être la part congrue du récit. Et c’est par l’importance de ce vide relatif que l’auteur nous les rend, en creux, plus présentes et essentielles. Elles endossent un rôle subalterne, sont maltraitées, subissent la domination masculine quelle que soit leur condition sociale, en reproduisent même les contraintes, mais restent la charpente invisible étayant la vie des hommes et du roman. Finalement, trois mâles qui ne savent pas ce qu’est l’amour et quand ils réalisent la présence de ce sentiment, si fugace parce qu’inexploré, il est trop tard. Des destinées, plutôt des ornières tourmentées laissant une empreinte sombre en regard des rares traces lumineuses, creusées par les rancœurs, impossibles à aplanir malgré de fulgurantes prises de conscience et dans lesquelles ces hommes boueux, aux mains sanglantes, restent prisonniers. La condition sociale et politique n’y est pas pour rien, aussi, dans cette Espagne du XXe siècle !

Diego, le plus jeune des trois, écrit un journal alors qu’il est dans un centre de soins psychiatriques : « Je ne vais pas te mentir, tout ce que tu as entendu sur moi et même tout ce que tu n’as pas entendu, est vrai : j’ai enlevé Martin Pearce, je l’ai jeté dans le coffre de ma voiture et j’ai fait plus de mille kilomètres jusqu’à la Grande Maison. Là je l’ai torturé pendant trois jours et trois nuits… ». Avant d’en arriver à cet aveu, Diego était professeur d’université, la quarantaine, qualifiant lui-même sa vie de terne et sans signe particulier. Mais est-ce si simple ? Il trompait son ennui en même temps que son épouse, Rebeca, avec ses jeunes élèves, bataillait avec la fille de Rebeca qui le détestait ouvertement. Il s’occupait, par ailleurs, de sa sœur cadette Liria, fragile psychologiquement, en soin dans une clinique et à laquelle il voue un attachement fraternel. Mais il n’est pas le seul. Martin Pearce, un soignant d’allure sympathique devient obsédé par Liria. Aussi photographe amateur, Martin éveille par ses clichés les soupçons de Diego et sa rage meurtrière.

Le père de Diego, Antonio n’est jamais évoqué par son prénom. Il est toujours cité avec le vocable de « père » ou bien selon la narration comme le fils de Simón ou de l’épouse de Simón, Alma Virtudes. C’est sur son prénom que se referme le livre, un hapax soulignant la difficulté de cerner sa personnalité fuyante, mais également aventureuse afin d’effacer sa trace sulfureuse. Il essaie de s’amender, gangster sur les bords, mais sa vie est un fiasco. Il fait de mauvais choix, souvent guidés pour conjurer toute confrontation entre son père Simón ou son fils Diego. Il adore fanfaronner, est pétri de fantasmes et de promesses qu’il ne tient jamais d’après Diego. Il a fui l’un et l’autre, tout comme il a fui sa famille laissant ses enfants à la charge de sa femme. « Quelque part en chemin, je me suis perdu, l’orgueil m’a rendu aveugle et plein de rage, le monde est devenu mon ennemi. Je ne savais pas être un homme, comment aurais-je pu être un père ? » Pourtant, il se sent paradoxalement proche d’eux sans jamais pouvoir avouer le moindre sentiment à leur égard. Il souffre de cette incapacité et il est finalement celui dont on ne veut pas entendre parler, dont on veut ignorer la parole, minimiser l’écho. « Je sais sentir et je sais me taire. Serrer les dents et relever la tête. M’en sortir dans la vie à coup de reins. Planter les pieds dans la boue et ne pas me plaindre. C’est ce qu’on m’a appris à faire. »

De Simón, le grand père, on ne connaît pas les antécédents. Il apparaît déjà avec une personnalité fruste, frappe sans retenue sa femme Alma Virtudes et ses enfants, flanque des raclées aux journaliers. Il use de cette violence sans mesure pour se réhabiliter et laver la calamité d’un beau-frère anarchiste Joaquim, frère d’Alma, qui s’en est pris à la famille Patriota, les maîtres du domaine de la Grande Maison qui usent de ce passé pour le rendre à jamais corvéable. C’est lui le premier de corvée dont sa descendance assumera les conséquences. Obligé par la volonté de ses maîtres, il est enrôlé, avec son ami Marcelo, pour lutter avec les nazis sur le front russe. « Ne rêves-tu pas d’être un héros, de vivre des aventures ? La steppe est l’endroit idéal pour cela. » C’est la grande désillusion. « Simón n’avait jamais pris très au sérieux » toutes les harangues devant faire de lui « une sorte de croisé rêvant de reconquérir la Terre sainte. » Marcelo incarne le héros auprès du commandement mais est aussi le parfait salaud qui viole. Simón dont la vision des horreurs et des exactions a modifié la sensibilité n’est plus tout à fait le même et surtout écœuré par son ami abusant d’une gamine de 12 ans lui tranche la gorge et libère la fillette.
« La fille s’accrocha à son cou et posa sa tête sur son épaule.
– Ne meurs pas maintenant, petite. »
Il la fait fuir sur le dos d’un cheval encore valide. Simón de retour en Espagne, lui voue un amour secret transcendé par le souvenir de sa fragilité qui l’a ému. Elle reste pour lui une icône obsessionnelle de la grâce perdue à jamais. L’ornière est profonde et sans espoir d’être comblée. Trop loin, trop vieux !

Écrire est un acte intentionnel qui cherche à établir un contact et sans doute délivrer un message, à tout le moins tracer un sillon. Outre la maîtrise d’un roman parfaitement agencé, Víctor Del Árbol sème quantité d’indices, de détails, de clés laissant au lecteur la possibilité d’approfondir ou conforter son propos. Il attire notre attention en citant les noms de peintres, d’écrivains, de musiciens, qui, si l’on se donne la peine de fouiller, ont trait avec son récit. Les épigraphes de Camus et Jules Renard semblent devoir être prises en compte pour démêler l’intention, de même les prénoms des personnages principaux et la référence, très spéciale et inhabituelle, au fils du père dont Martin Pearce, le prédateur, se réclame. Tout cela amène à penser qu’à partir de trois personnages, une seule personne est l’objet du roman. À la façon d’un peintre cubiste, une personnalité est scrutée sous différents angles de vue, d’époques, de situations, et réagissant selon des modalités adaptées au contexte. Une sorte de laboratoire expérimental testant un personnage de papier, dépendant de son créateur, qui commence par un journal et dont les pages finissent par brûler. Le personnage est découpé, organisé, connecté à une réalité où se dessinent certaines singularités. Peut-être Víctor Del Árbol ne cultive-t-il pas un sillon mais un champ. La condition humaine n’est pas une sinécure, ce roman en fait foi.

Michel Martinelli 
(08/09/23)    



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Noir & polar








Actes Noirs
(Septembre 2023)
368 pages - 23 €

Version numérique
14,99 €


Traduit de l'espagnol
par
Émilie FERNANDEZ
&
Claude BLETON












Víctor del Árbol

est né à Barcelone en 1968. Après avoir étudié l'Histoire, il a travaillé dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne. En France, son œuvre est publiée chez Actes Sud dans la collection Actes Noirs.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia








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