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Ella BALAERT

Poissons rouges
et autres bêtes aussi féroces



Ces dix-sept nouvelles féroces, noires ou fantastiques, s’inscrivent sous l’égide du règne animal, non celui des figures mythologiques et monstrueuses mais celui de la faune ordinaire, de la taille d’une amibe à celle d’un cheval, chaque nouvelle du recueil ayant le sien pour titre et totem, au singulier généralement, au pluriel pour Les inséparables et La meute. Pourtant, la présence de ces bêtes, même peu dangereuses a priori comme le chat, la mouette, le bernard-l’ermite, l’oie et le poisson rouge, sans qu’aucun de leurs comportements ne soit inapproprié à leur nature (le faucon et la mouette volent, le chien poursuit et mord, l’araignée tisse et pique, le poisson rouge nage et pond ses œufs, etc.) fait planer sur chacune de ces histoires une ombre inquiétante. En effet que l’animal soit posé a minima comme une simple référence ou tapi dans l’ombre du narrateur comme le signe d’un danger ou qu’il contribue directement au drame, le lecteur sent bien que celui-ci n’est qu’un symbole (Le cygne, Le bourdon, Le bernard-l’ermite, L’oie, Les inséparables, Le cheval, La sixième amibe), un élément du hasard (L’araignée, La meute, Le matou, Le bouc, Le renard), une allégorie (Les poissons, Le faucon). Il est rarement initiateur du drame et quand il en est acteur c’est par une interaction ambiguë avec le ou la protagoniste. Finalement l’être humain serait-il plus féroce que l’animal ou aurait-il emprunté la sauvagerie et la violence de la bête, semble nous demander l’auteur.

Il y a entre les uns et les autres une obscure porosité. Si, plus classiquement, le surnaturel prend ici la forme d’un chevalier de la mort ou quelques esprits à forme humaine, l’hybridité présente dans ces textes entre hommes, bêtes et êtres surnaturels crée la confusion sur l’identité réelle de chacun.  Et si les protagonistes principaux (neuf hommes, six femmes et deux enfants), eux aussi énigmatiques à souhait ne sont pas sans proximité avec nous par leurs sentiments, leurs angoisses, leurs désirs ou leurs failles, il devient vite évident que ceux-là ont franchi une limite qui les rend étrangers et impossibles à rejoindre. Confronté à l’instabilité de la frontière séparant fantastique et réalité, face à ces métamorphoses et ces identités indéfinies et mouvantes, le lecteur positionné à la lisière entre la réalité et le rêve, le réel et les apparences, la raison et la folie, l’ordre et le chaos, la vie et la mort, perd tous ses repères et se sent profondément déstabilisé lors de cette immersion au cœur d’un grand mystère qui le submerge.
Le monde esquissé par Ella Balaert dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces (titre non dénué d’humour comme l’est d’ailleurs l’ensemble du recueil) est personnel et halluciné, comme le reflet de la réalité capté dans un miroir déformant mais diaboliquement révélateur des conflits et des pathologies qui rongent notre présent. 

Plusieurs de ces nouvelles (La meute, Le chien, Le bourdon, La mouette, Le faucon) s’apparentent au conte, nous offrant une version moderne d’histoires ancrées dans notre imaginaire collectif. La fillette désobéissante poursuivie dans la forêt y est mise en scène de façon tragique dans La meute quand le voyage de l’autre côté du miroir du jeune garçon lors de la mort de son aïeule se fait ici récit initiatique (Le chien). Le surhomme invulnérable car étranger à la peur se lançant en quête de ce qui lui manque pour rejoindre le groupe des simples humains (« C’est la peur qui sculpte l’homme, l’indifférence qui fait la pierre » in Le bourdon) trouve une fillette qui, grande maîtresse du jeu, l’aide avec une succession d’épreuves dont la superbe scène finale au bord de la plage pourrait faire le miel des psychanalystes ou d’un album pour enfant. Le faucon, comme le fait le contre traditionnel des Habits neufs du roi, se moque de la dictature des apparences subies par les bourgeoises et leur insatisfaction existentielle avec une grandiose fin allégorique. La mouette est enfin une tranche de pure poésie autour d’une aussi énigmatique que fascinante femme-mouette, ou sirène, échouée sur la plage de Cabourg dans l’ombre de Proust.
Ce n’est pas le seul moment où la littérature, l’écriture, le langage, deviennent sujet dans ce bestiaires original. On les retrouve au cœur de L’oie où l’homo scribens en cage écrit « tant qu’il parle, l’homme survit », dans La sixième amibe où des mots rares, inscrits avec soin et jubilation sur un calepin incapable d’organiser le monde comme un dictionnaire, s’effacent mystérieusement et, en creux, dans Le cygne où le silence étouffe le mime venu se réfugier au Musée Grévin aux côtés du grand Hugo, parmi les personnages illustres moulés dans la cire.  

Les autres récits, ancrés dans le temps présent et un réel transfiguré, ont pour sujet la vieillesse (Le bernard-l’ermite, Le matou, La sixième amibe), l’exclusion sociale par la pauvreté (Le matou, Le cheval) la solitude (Le cygne, Le bernard-l’ermite, Les poissons rouges), la férocité des rapports hommes/femmes et du monde du travail sous les traits d’une fascinante chasseuse de têtes, Lisa, et ses six labradors. « Elle sait les flairer, les repérer d’instinct ces hommes avides qui veulent du pouvoir, qui veulent de l’argent, ces hommes dominants. Ces hommes qui ont voulu la dominer, ces battants qui l’ont battue (…) Elle les a flattés, elle les a aimés, elle les a dressés. (…)  Les chiens savent mais ne parlent pas. Les hommes qui ne sont qu’hommes parlent mais ne savent rien. Au mieux pour effrayer les enfants, ils leurs racontent des fables d’ogres ou de loups-garous. » (La chienne de chasse).      

Ces nouvelles peuvent à l’envi se lire (et se relire) dans l’ordre ou le désordre et mon best-of personnel pour en illustrer la diversité serait : les contes La mouette et Le bourdon déjà mentionnés, La chienne de chasse et L’araignée, (histoire d’un savant fou amoureux des roses) éminemment fantastiques et féroces et qui posent en arrière-plan bien des questions, Le matou, le récit le  moinsfantastique du recueil pour l’émouvant personnage de la vieille Yvette, et la nouvelle titre (Les poissons rouges) pour l’allégorie hallucinée, sensible et aussi juste qu’originale d’une fausse couche ordinaire qu’Ella Balaert nous y offre.   

Ce recueil de nouvelles aux chutes inattendues, parfaitement maîtrisé et porté par une langue soutenue voire recherchée, fantastique et aussi effrayant qu’empreint d’une profonde humanité, entre humour noir et mystère nous prend au collet, enchante et fascine. Ella Balaert, comme l’exprime Georges-Olivier Châteaureynaud dans sa préface, se place avec ce livre dans la cour des grands. Un recueil exceptionnel, précieux et foisonnant à découvrir absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(05/11/20)    



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Lectures









Éditions des femmes

(Octobre 2020)
188 pages - 15 €



Préface de
Georges-Olivier
Châteaureynaud









Ella Balaert,
a déjà publié une vingtaine de romans pour les adultes et la jeunesse et une quarantaine de nouvelles en revues.


Bio-bibliographie
sur le site de l'auteure :
https://ellabalaert.
wordpress.com/









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