Du côté des marginaux, on découvre à la périphérie les Gitans de la Mina, ou dans la rue Robador du vieux centre les prostituées et les drogués en fin de course 
C'est là que dix ans après, on retrouve un certain Chucho, rabatteur de prostituées pour un proxénète, (personnage  déjà croisé enfant dans Chucho présenté à sa sortie sur ce site) et confronté à nouveau à Hans dit Braco, chirurgien allemand prestigieux officiant aux USA  et mêlé à une affaire de mœurs et de meurtre lors de leur précédente rencontre. L'homme revenu aujourd'hui semble prêt à refaire sa vie à Barcelone en faisant passerelle entre les différents milieux.
Mais Raquel, la femme cinquantenaire serveuse de restaurant encore belle mais désespérément seule et en grande précarité, en passe d'être licenciée pour avoir emprunté dans la caisse de quoi payer son loyer, pourrait aussi à force de déclassement les rejoindre socialement.
 
À l’extrême opposé, du côté des privilégiés et des puissants, triomphe Miquel Tarras, député libéral qui fait campagne contre Zapatero. Sa fille Begonya, héroïne en rupture avec son milieu, refuse le brillant destin d'étudiante à New-York décidé pour elle par sa famille pour choisir l'autonomie modeste que lui permet un job de vendeuse chez un fleuriste. Elle tombe amoureuse d'un black qui récupère la ferraille dans les poubelles et vit dans une ancienne usine désaffectée où ils sont une quarantaine d'Africains à squatter. Proche de son père par ses goûts littéraires, la jeune fille s'oppose à lui politiquement en s'engageant dans la lutte aux côtés des démunis avec la création d'un « laboratoire d'utopie » dont elle devient vite le leader charismatique.
Elle continuera néanmoins à voir régulièrement ses parents et Blanca, amie de lycée qui s'est mariée à 24 ans avec un jeune homme prometteur vite devenu un des suppôts les plus actifs de la campagne de ce Tarras qui le fascine. Leur amie commune est, elle, partie poursuivre ses études à Londres. 

Entre ces deux catégories sociales aux antipodes l'une de l'autre se positionne une classe moyenne fragilisée qui se sent disparaître, représentée par  une palette variée qui va de l'artiste peintre mariée à un médecin légiste, aux journalistes en compétition dans un milieu en pleine déliquescence morale et économique, en passant par un flic fatigué, un prof et des intellectuels en déroute, un vieux libraires passionné et émouvant, un retraité amoureux de sa ville, de la Catalogne et de son histoire qui joue les guides touristiques à la Sagrada Família et sa fille Veronica, photographe reporter aux quatre coins de la planète au plus près des populations qui souffrent.  
Michèle et Nico, le couple de jeune cadres supérieurs français venus là avec leur gamin suite à une opportunité professionnelle de promotion du mari, sont eux positionnés en contrepoint et en spectateurs face à la réalité et aux mutations ou soubresauts de la ville.

Hors catégorie, il y a le navigateur Pere Catala parti seul, pour la découverte ou pour fuir, faire un tour du monde en solitaire.

Très habilement et en multipliant les niveaux d'interprétation, avec des chapitres semblables à des nouvelles aux titres significatifs (Les uns, Les autres, À la recherche d'eux-mêmes, Sur le chemin perdu, De l'innocence, D'amour et de révolte...), l'auteur nous introduit dans l'intimité de ses personnages pour illustrer et incarner cette ville aux multiples facettes, labyrinthique et vertigineuse à la manière de la célèbre Sagrada Família de Gaudí.

Au fil des chapitres, dans un écheveau d'intrigues toutes aussi banales que l'est l'existence même des protagonistes, nous suivons la vie privée, parfois publique, de tous ces personnages, découvrons leurs points de vue souvent contradictoires sur ce qu'ils vivent et voient,  partageons leurs peurs et leurs rêves.
Les personnages se croisent ou se suivent, ni tout à fait bons ni vraiment méchants mais  terriblement proches, et à travers les détours de leur trajectoire, ce sont leurs doutes, leur incompréhension et la difficulté qui est la leur de ne pas se laisser engloutir par l'implacable machine en marche, qui sont mis à jour.

Et si l'ensemble va un peu dans tous les sens, si la multiplicité des personnages perd ou frustre parfois le lecteur qui s'attache plus particulièrement à l'un ou à l'autre (j'avoue pour ma part avoir un certain faible pour le libraire, mais le navigateur, Albert, Veronica ou Begonya ne manquent pas de chair également), l'ombre constamment présente de cette métropole en crise économique, sociale et politique qui peine à trouver son unité et tangue entre tradition et modernité, l'esprit de lutte, commun à tous même s'il peut s’exprimer de façon diamétralement opposée, la volonté partagée de se tenir debout face à l'effondrement général, finissent par donner du souffle et une unité à l'ensemble.

Grégoire Polet, à partir de ces tranches de vies et de ces histoires individuelles, parvient avec vitalité, pertinence et finesse, à dessiner l'Histoire collective de tout un pays.
Mais, au fur et à mesure qu'il compose son puzzle barcelonais, qu'il immerge son lecteur dans l’atmosphère, les couleurs, le passé, l'humanité de sa ville, il élargit sa focale et laisse entrevoir des ramifications possibles, ou du moins un certain parallélisme, avec la réalité actuelle d'autres États d'Europe.

Un livre touffu mais vif, chaleureux et passionnant.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/03/15)