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Grégoire POLET

Chucho


Chucho, orphelin, a onze ans mais dit qu’il en a treize. « Comme tous les visages humains, celui de Chucho a sous le front deux plaies béantes, deux blessures terribles qui ouvrent et referment des milliers de fois par jour leurs formes d’amandes, mais qui ne guérissent, ne cicatrisent, ne se cautérisent jamais, laissant à vif ces petits globes fragiles et mobiles, furtifs, par où l’âme est contrainte comme par un supplice chinois à voir sans répit l’infinie variété spectaculaire du labyrinthe qui, de proche en proche, lui montre et lui raconte le chemin et l’histoire qui la conduisent à sa mort. » Il a la peau cuivrée d'un Mexicain, le visage fin et long d'un immigré d'Afrique du Nord, la silhouette et la démarche louvoyante d'un Gitan.

Cet enfant au regard malin et à la voix d'or s'imagine une mère, une femme riche qui l'attend à New York dans sa belle maison, mais la réalité est bien autre. C'est la Dumbre, ancienne prostituée devenue énorme, toxicomane à demi-folle dont les attributs sont une lampe à huile, un ventilateur et une antique Vespa, qui a recueilli ce probable enfant de prostituée et l'héberge dans sa masure. L'enfant a grandi à « Barcelone, quartier populaire de Poble Sec, sur le versant de Montjuïc ». Il va en classe où il aime bien apprendre, joue au ballon avec ses copains Baltasar et Toni, fait la course en dévalant le Montjuïc, se glisse dans la foule des Ramblas – « Sur la Grand Via, ses semelles le portent. Les vélos volent près de lui comme des libellules, les voitures comme des avions, les motos comme des fusées. La chaleur s’est adoucie, le ciel a foncé, le soleil est bas, moelleux, et la lune, précoce et mangée, a fait son apparition de filigrane » –, voudrait jouer de la trompette et aime à rêver au bord de la mer en regardant les avions s'envoler pour là-bas. Mais bientôt il lui faudra cesser les jeux et quitter l'école pour ramener un peu d'argent.

« Quand j'aurai douze ans, je devrai aller à la ferraille. Comme Toni. Le soir, la nuit, aller démonter les rails ou les fils électriques au-dessus des trains. C'est dangereux. Et on doit se battre avec les gitans, on les a au cul. - Pour quoi faire ? - Pour les vendre, malin ! Tu sais ce que ça vaut un rail ? Faut voler les croix de bronze dans les cimetières, les dessus de poubelles, les gouttières, les plaques d'égout. »

Belito, le mac, seigneur et maître des trottoirs de la ville catalane, joue les pères de substitution. Voyant dans ce gamin intelligent son futur lieutenant, le proxénète violent et sans scrupules qui terrorise ses gagneuses, sous prétexte d'éducation ne lui passe rien. Les coups volent bas. « Belito se lève et lui lance un coup de tibia dans les côtes. Instinctivement, Chucho prend la position du lapin, position que les enfants battus connaissent, par terre, le ventre sur les genoux, les coudes au sol, la nuque pliée et protégée par les mains. » Il faut dire qu'ici, les souteneurs font la loi, les putes obéissent ou dérouillent, les enfants vivent dehors et se font oublier. C'est la seule réalité que Chucho connaisse et il fait avec sans se poser de questions. Le môme est un vagabond, un petit dur à cuire en puissance, mais il garde encore, par moments, la fraîcheur des réactions d’enfant. Plus pour longtemps.

Un jour, "la Polaca", une des filles ainsi nommée pour ses origines polonaises, est retrouvée « déchirée au couteau comme un cochon de lait ». Chucho la connaissait bien. La putain lui faisait des petits cadeaux quand il lui trouvait de riches touristes qui la payaient en direct, court-circuitant son mac. Il lui doit ces baskets blanches qu'il porte depuis plusieurs jours. Pas n’importe lesquelles : des Nike, « des Air Max, énormes, blanches, faites pour l’envol et le foot. » C'est lui qui la veille lui avait amené son dernier client, Hans, un médecin allemand qui se fait appeler Braco. L'homme est-il l’auteur de ce meurtre sanglant ? Le gamin le croit. Un peu triste mais pragmatique, il va donc, froidement, naïvement, saisir l'occasion de réaliser son rêve. Il retrouve Braco dans la ville et le menace de tout révéler à la police s'il ne l'emmène pas avec lui à New-York lors de son prochain départ. Certes il lui faudra un passeport, une autorisation parentale et un visa mais il est débrouillard, des parents on peut s'en inventer et les papiers s'en procurer.

«  – Emmène-moi à New-York (...)
– Et à New-York qu'est-ce que tu ferais ? (…)
– Je serai avec toi !
– Et tu crois que Belito c'est mon père ?
– En admettant, Chucho. Mais si je t'emmène, avec des faux papiers, une fausse autorisation, je me retrouve en tôle.
– Et si je dis à Belito qu'hier soir... ( Et l'enfant comme un gangster fait de ses mains deux revolvers ) Bang ! Bang ! New-York ! Al Capone !
– Non, Al Capone, c'est Chicago. Et il est mort depuis longtemps. New-York, Chucho, c'est trois meurtres par jour et une personne sur cinq dans la misère.
– Et alors ? Tu crois que moi, Barcelone, c'est mieux ? 
»

L'homme à bout d'arguments face à l'obstination du môme semble accepter le marché. Mais dès que le gamin lui laisse le champ libre pour s’empresser à ses préparatifs, il décampe au plus vite. A la réception de l'hôtel une lettre attendra Chucho : ses adieux et un peu d’argent...
C'est le cœur léger que Chucho « cet enfant qui n'a pas un instant douté de Hans et de sa parole (…) fort de sa certitude comme la ville est forte de ses pierres, et qui se laisse à présent porter par son destin », après s'être démené pour avoir des papiers, se précipite au rendez-vous à l'hôtel « comme le burger King en beaucoup plus beau » pour finaliser son voyage avec Hans. Mais l'homme est déjà parti laissant par écrit des excuses peu acceptables pour le gamin. La déception est rude. Tout à son désespoir, l'enfant qui file vers la mer ne s'aperçoit pas de la filature mise en place par Belito. « Chucho, les sourcils froncés à se toucher, comme les ailes d'un oiseau noir, fixant durement l'horizon, englouti jusqu'au ventre dans la mer, profère à voix haute une vérité que le vent, les vagues et les rumeurs emportent et font taire : Saloperie de riche. »

Rien, surtout pas la visite à la police, n’a échappé à celui qui pourrait bien être le véritable assassin. Il rejoint « Chucho, ses magnifiques yeux ronds grands ouverts. Ses cheveux comme un marron, ses mèches comme la liberté. Sa maigreur sous ses vêtements mouillés. Ses joues lisses qu'une mère n'a jamais touchées. Ses narines gonflées par un pleur qu'il retient. », le saisit puis l'embarque vigoureusement dans le coffre de sa voiture pour le corriger comme il convient. « L'indifférence est toute l'enveloppe et la peau même de la cruauté. Rouler en décapotable dans le centre de Barcelone, quelles que soient les circonstances, n'a jamais déplu à Belito. Il chausse ses lunettes de soleil. Il met de la musique. »
Chucho n’échappera pas plus à son destin qu'à la poigne de fer qui le ramène chez la Dumbre...

Chucho c'est vingt-quatre heures de la vie d'un môme des quartiers populaires de Barcelone qui vit à toute allure, funambule entre son grand rêve d'avenir et la réalité sordide de son présent et de son probable avenir. Enfermé comme une mouche dans un bocal, malgré sa liberté apparente de mouvement, le gamin se cogne la tête contre les parois en verre de sa prison en rêvant de la grande évasion. Le rêve américain bien-sûr. C'est un peu Oliver Twist revu et corrigé à l'aune du XXIe siècle, sans mièvrerie ni misérabilisme, mais avec un style vif, imagé, cinématographique, qui parvient à la fois à nous introduire dans la tête du petit homme, à percevoir ses rêves, ses émotions, ses terreurs et à nous rendre vivant le décor qui l'entoure.

Une façon toute personnelle, sensible et originale par sa forme, de revisiter un scénario vieux comme la littérature.

Grégoire Polet se cale sur un rythme de course-poursuite, use du dialogue percutant, puis s'arrête brutalement, focalise sur un visage, se lance dans une longue description poétique en diable, avant de repartir à un rythme effréné. Un style surprenant, impressionniste et d'une efficacité remarquable.

Au-delà de la tendresse de l'auteur pour son personnage, ce qui se dégage de ce court roman c'est le désespoir face au chemin tout tracé de pauvreté, de violence et de délinquance qui attend, malgré son intelligence et son énergie, le petit Chucho. Il peut rêver de lendemains meilleurs, croire aux promesses mensongères des adultes et de la société, la réalité le ramènera bien vite à la lutte de classes, les riches contre les pauvres, princes contre mendiants, héritiers contre manants.

Chucho est un livre mince et rapide à lire qui porte en lui tout un destin. Peut-être est-il aussi une intrusion sans complaisance, désabusée, dans l'univers de la pauvreté cachée au cœur de la ville moderne, ensoleillée et touristique qui étouffe ses enfants et les espoirs qui les effleurent, malgré tout, parfois...

Le roman d'un jeune auteur français vivant à Barcelone dont la maitrise du scénario et la vivacité du style ne peuvent laisser indifférent et pourraient également séduire les adolescents. A découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/12/09)    



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Editions Gallimard

120 pages - 14 €





Folio

144 pages - 5,20 €


















Grégoire Polet
a vingt-neuf ans
et vit à Barcelone.
Chucho est son
quatrième roman.