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Julia KERNINON


Le dernier amour d’Attila Kiss




« Pas de virages, elle allait droit - un vol assuré dans ma direction, penserait-il après, un putsch sur ma personne, un tir de précision d’elle jusqu’à moi. »

Ce n’est pas parce que la rencontre amoureuse, à Budapest, d’un Hongrois et d’une Autrichienne est décrite comme un combat, on est habitué dans les histoires d’amour aux métaphores guerrières, ce n’est pas parce que lui est prolo et elle grande bourgeoise, ni parce qu’il a cinquante ans et elle vingt-cinq, on sait que l’amour renverse tous les tabous, que ce roman dérange, mais plutôt parce qu’on sent que ce combat, cet amour-haine, est aussi porteur, par la nationalité de ses protagonistes, du passé compliqué et imbriqué de leurs deux pays.

Dérangeant, ce roman l’est aussi par sa construction. Malgré la division très classique du récit en trois parties, il est complètement déséquilibré. La première partie, les cinquante années de la vie d’Attila, qui s’intitule Ma vie privée, c’est ma vie privée de tout (la période communiste ?), comprend autant de pages que la deuxième partie (la chute du mur ?), la fulgurante rencontre avec Theodora, qui, elle, ne couvre environ qu’une année de la vie de Kiss mais s’appelle Une chose sérieuse comme la terre. Enfin, la dernière partie, Le prince du Burgenland, le triomphe de l’amour ou la reddition d’Attila, ou les deux, arrive comme une délivrance, un armistice après une très longue guerre et ne tient qu’en un mot. L’éblouissement d’Attila devant l’amour de Theodora ne lui fait pas seulement déposer les armes mais vivre comme perpétuellement désarmé. Enfin il accepte, ce qui semble dérisoire mais est éminemment symbolique, le rattachement du Burgenland, une province hongroise, à l’Autriche, en 1920, après le traité de Trianon, vécu encore aujourd’hui comme un traumatisme par beaucoup de Hongrois qui ont vu leur pays amputé des deux tiers de son territoire à ce moment-là et encore plus après la Seconde Guerre mondiale.

 Attila a voulu fuir, expulser, effacer son passé. Comme la Hongrie ses tumultueux passés, Huns, Angevins, Ottomans, Autrichiens, nazis, communistes ? Très jeune et  amoureux fou de sa première femme, il accepte de travailler pour son beau-père dont les activités sont louches. Il faut croire que la mariée est trop belle, il la trompe et fonde une famille clandestine. À quarante ans, se réveillant de sa torpeur, il fuit ses deux femmes, ses enfants et surtout beau-papa pour s’abrutir pendant dix ans, la nuit, dans une usine, à trier des poussins et le jour, à peindre sa colère parce qu’il ne digère ni son histoire personnelle ni celle de son pays dont le premier Magyar, dit la légende, serait un certain… Attila.

Theodora le séduit-elle alors comme le capitalisme séduit les pays du bloc de l’Est, comme l’occupant ottoman a pu séduire les serfs d’antan ou comme la tyrannie passée des Habsbourg peut séduire par rapport à un présent misérable ? Ou lui fait-elle simplement accepter son passé parce qu’elle lui redonne vie, une histoire ?

Ce sont quelques-unes des nombreuses interrogations que soulève le roman de Julia Kerninon qui n’est assurément pas qu’une simple et belle histoire d’amour mais peut aussi se lire, comme l’auteure l’écrit elle-même dans un court préambule, comme une histoire au sens d’archives, de passé, même dans ce que ce passé a de plus détestable. Theodora ne vit-elle pas sa passion filiale pour l’opéra wagnérien comme une maladie et ne se réfugie-t-elle pas dans les bras d’Attila pour décrasser son héritage aussi bien culturel qu’économique de ses relents nazis ? Mais Attila porte les mêmes stigmates qu’elle. Son nom de Kiss n’est sûrement pas choisi au hasard. En plus du baiser, il évoque le groupe de hard rock qui écrit ses deux SS à la fin de son nom comme le sigle de la schutzstaffel.

Un roman d’amour métaphoriquement historique donc, où […] les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnées et perdues, de territoires conquis, annexés, puis brûlés, de frontières sans cesse réagencées. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’Etat, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries, les tempêtes, […] les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises, les défilés victorieux, la chance et la géographie.

Sylvie Lansade 
(13/01/16)    



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Le Rouergue

Collection La Brune
(Janvier 2016)
128 pages - 13,80 €











Julia Kerninon,
née en 1987, a commencé à écrire très jeune. Après un roman jeunesse et un polar (sous le nom de Julia Kino), Le dernier amour d’Attila Kiss est son deuxième roman en
littérature générale.





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