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Julia KERNINON


Buvard




Interviewer un auteur réserve parfois quelques surprises. Lou, le narrateur de ce premier roman, va s'en apercevoir assez vite…

J'ai rencontré Caroline N. Spacek cet été torride, il y a un an. Après avoir lu tous ses livres d'une traite, j'avais fini par lui envoyer une lettre via sa maison d'édition lui demandant si elle accepterait de m'accorder une interview. L'interview s'est avérée tellement longue que ce livre en a découlé – puisque je suis arrivé chez elle un après-midi de juillet et reparti seulement en septembre, au terme de neuf semaines passées avec elle sous sa véranda à boire et parler et boire et parler et remettre inlassablement des piles dans le dictaphone.

Pourtant la rencontre n'avait pas très bien commencé.

Lou, 24 ans, après avoir fini sa thèse a ouvert par hasard un livre de Caroline Spacek et, dans la foulée, a dévoré toute son œuvre mais quand il se retrouve face à ce monstre sacré qui, en général, refuse tout entretien, il est si troublé qu'il ne trouve pas de question à lui poser. Caroline éteint alors le dictaphone et se met à lui raconter son enfance. Il sait l'écouter et elle a besoin de parler. Il est donc autorisé à rester…

Le lendemain, c'est elle qui appuie sur le bouton d'enregistrement et continue à se raconter. L'entretien durera plus de deux mois. Un texte magnifique sur l'écriture, son exigence confinant parfois à la folie.

Le roman alterne le récit poignant, violent, émouvant de Nathalie et les pensées du jeune homme né lui aussi dans un milieu pathogène, prostitué par son père dès l'âge de six ans pour un paquet de café ou un pneu.
Mon père avait envie de ce pneu, il en avait besoin, il fallait bien qu'il gagne sa croûte, pas vrai, et sa croûte c'était la mienne aussi – il n'y avait pas besoin de faire un dessin. Les palabres s'arrêtaient quand mon père descendait l'escalier pour aller fixer le pneu sur sa caisse pendant que le voisin m'enfilait sur ses genoux sans éteindre la télé. Je hurlais. Ma mère entrait dans la pièce, et elle me giflait avant de repartir.
Lou a mis du temps à accepter son corps, découvrir et admettre son homosexualité. A dix-sept ans, il a rencontré Piet, qui est toujours son amant, et il a quitté sa famille pour une nouvelle vie. C'est tout cela que l'écrivaine a perçu et ce n'est pas par hasard qu'elle le choisit pour se livrer, alors qu'elle n'éprouve que de la haine pour les journalistes, ces charognards qui n'hésitent pas à pénétrer dans son jardin pour voler ses brouillons ou la prendre en photo et qu'elle chasse à coups de fusil.

Elle va lui raconter les hommes de sa vie.
Le premier, Jude Amos, l'a sortie du bistrot où elle travaillait pour en faire sa secrétaire. Il lui dictait ses textes, elle a découvert l'écriture et la littérature, elle qui ne savait pas qui était Dostoïevski. Mais il s'est montré violent, jaloux, paranoïaque, l'accusant de vouloir lui voler ses poèmes, de l'espionner, de progresser plus vite que lui et il a fini par la mettre dehors.
Elle est retournée dans son bistrot avec en elle le besoin d'écrire. Elle explique l'écriture de sa première nouvelle, Dafnée, l'histoire étrange d'une enfant de onze ans tombant enceinte avant que sa sœur aînée n'ait commencé à avoir ses règles. Dans son langage incandescent, la sœur aînée disait la jalousie, le déséquilibre, l'humiliation, la famille, l'honneur, la vengeance, la détresse. […] Il n'y a pas d'idée, Lou. C'est quelque chose que j'ai vu. Arriver en vrai. Dafné, c'est l'histoire de ma grande copine Vanessa Trocadéro.

Elle raconte la composition de son premier recueil, l'envoi par la poste, l'accord d'un éditeur, le succès, et l'écriture, encore l'écriture, toujours l'écriture…

Elle évoque ses voyages à travers l'Europe et ses mariages, d'abord avec un photographe, et ensuite avec son éditeur. A Berlin, elle a vécu avec un étudiant en peinture…
Et puis, il y a eu à nouveau Jude Amos, le premier et grand amour de sa vie, le frère d'écriture, le double, aussi tourmenté qu'elle, aussi passionné, avec ce besoin d'écrire chevillé au corps.

Julia Kerninon réussit là un superbe roman autour d'un personnage violent et entier, ses rapports aux autres, ses amours, ses blessures, sa passion pour l'écriture plus forte que tout. La construction sous forme d'un long entretien avec le jeune Lou renforce la puissance du texte avec l'alternance des narrateurs, chacun des deux s'exprimant à son tour à la première personne et donnant une tonalité différente au récit. Un roman plus que prometteur, un auteur à suivre, assurément.

Serge Cabrol 
(02/05/14)    



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Lectures










Le Rouergue

Collection La Brune
(Janvier 2014)
208 pages - 18,80 €





Babel

(Janvier 2016)
224 pages - 7,80 €











Julia Kerninon,
née en 1987, a commencé à écrire très jeune. Après un roman jeunesse et un polar (sous le nom de Julia Kino), Buvard est son premier roman en
littérature générale.