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Anne-Marie GARAT

La source


[…] l’un vers l’autre lentement propulsés à travers l’espace et le temps par l’ensorcellement d’un récit, qui ne nécessitait pas mille et une nuits, seulement quelques heures fiévreuses pour nous subjuguer mutuellement, nous faire nous heurter du front à la miraculeuse croisée de chemins sillonnant les cartes du monde, des pistes d’Afrique, du Tonkin ou du Yukon au sentier qui, à flanc de coteau, descend vers l’allée d’ormes et vers la Flane […]

La narratrice, professeur de géographie sociale, veut que ses étudiants étudient un village proche de leur université, à travers ses archives, mais aussi « in vivo ». Et si elle choisit Mauduit en Franche-Comté, ce n’est pas tout à fait un hasard. Le souvenir de ce petit bourg est tapi au fond d’elle depuis le jour où son père, peu de temps avant son divorce d’avec sa mère, les y a emmenées, sa mère et elle, alors âgée d’une dizaine d’années, sans explication, comme hanté par un indicible passé. L’hôtel d’alors n’existe plus, mais la secrétaire de mairie, malgré les importants travaux de rénovation du bâtiment municipal qui la confinent dans un minuscule bureau et ont entassé en vrac les archives au grenier, l’accueille aimablement et lui conseille de loger chez l’habitant. C’est ainsi qu’en mettant ses pas dans ceux de la fillette qu’elle était autrefois, elle se rend au domaine des Ardenne où ne vit plus que l’imposante Lottie, la vieille servante de la famille, dépositaire de ses biens et surtout de sa tortueuse histoire.

Soirée après soirée, au coin du feu, Lottie, telle la Flane, rivière tumultueuse qui borde la maison, va entraîner notre jeune professeur des années 80 et nous en tant que lecteur, dans les remous d’une histoire qui remonte au moment où petite fille, en 1904, sa mère la vend à la maîtresse du logis, Madame Ardenne, parce qu’elle seule sait calmer le bébé mystérieusement déposé au domaine. La vieille hôtesse et sa jeune auditrice, charmées tout de suite l’une par l’autre, sont aussi bien d’accord : il faut parfois remonter le temps à sa source pour comprendre un peu le présent des choses.

On s’enfonce donc douillettement dans le récit de cette solide Shéhérazade franc-comtoise dont les nombreux rebondissements sont sans cesse atermoyés par des descriptions d’une luxuriance inouïe et les digressions du présent de la narration. Parce que raconter, c’est aussi ça, le plaisir magique de rendre palpable ce qui est  évoqué, parce que l’Histoire, c’est aussi ça, amasser des milliers de détails pour rendre compte de la vie des gens ; on a l’impression physique de marcher dans les ruelles de Mauduit, d’ouvrir les cartons poussiéreux de ses archives, de sentir les rameaux de glycine du jardin de la propriété caresser notre visage, l’odeur acidulée du groseillier où se cache Lottie, enfant, nous chatouiller le nez, l’ombre bleue du figuier nous rafraichir. On tient dans ses mains, comme le bébé, la fameuse boule de verre où tombe une neige éternelle sur une si symbolique cabane en bois, on effleure avec terreur la nymphe de cristal tenant un encrier, l’arme du crime… L’architecture du village, comme celle, excentrique, de la maison Ardenne, nous deviennent familières autant que le bruissement de la Flane et le crépitement du feu de bois qui bercent notre lecture jusqu’à ce que Lottie nous surprenne à nouveau par une des péripéties de la vie des habitants de cette maison qui sous les auspices du nom de leur village et de leur propre nom sont peut-être trop « ardents » pour ne pas être « maudits ». Mais telle la bonne sorcière des contes, les récits de Lottie, souvent atroces, vont finir par permettre à notre narratrice-auditrice de comprendre et combattre son mal-être et de trouver son bonheur en remontant le cours de l’Histoire où va se mêler étrangement son destin à celui de cette famille autant torturée de l’intérieur que par les événements sanglants du siècle passé, guerres mondiales et coloniales. Cette conteuse, cette amoureuse des mots, cette brodeuse d’histoires, Lottie, alias Anne-Marie Garat, sait communiquer à son auditrice-lecteur qu’elle tient en haleine, l’ivresse qu’elle  ressent elle, à lire, et qu’elle transmet à son tour en créant un récit comme un torrent.

Le seul aspect des pages imprimées m’évoquait la promesse d’une liqueur forte qui se déversait en moi, assoiffée d’en savourer le liquide, de m’en gargariser, c’était dans ma gorge et dans ma bouche que les mots, les pages faisaient ce bruit de rocaille, de torrent d’eau froissée qui clapote et furieuse s’évade à toute vitesse sur des bosses lisses de rochers, s’engoue dans des graviers qui la brassent, plonge dans de grands sauts blancs d’écume en cascades sonores et cela allait, allait des heures entières, étourdissantes de lecture.

Sylvie Lansade 
(03/09/15)    



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Lectures









Actes Sud

(Août 2015)
384 pages - 21,80 €







Anne-Marie Garat,
née en 1946 à Bordeaux,
a écrit de nombreux romans, essais, nouvelles, textes sur des photos
ou sur le cinéma.
Elle a obtenu plusieurs
prix littéraires dont
le Femina pour Aden.


Pour visiter son site :
anne-marie-garat.com




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