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Anne-Marie GARAT

L'Enfant des ténèbres


A Londres, Elise, jeune libraire passionnée de littérature, guette la sortie de son idole Virginia Woolf ; Camille, à Paris, attend la venue de son amie Magda tout en tentant de surmonter sa première expérience du deuil ; dans la même ville, Pauline s’apprête à quitter la maison Chanel où elle est première pour lancer son propre magasin de couture. Rien ne relie en apparence ces trois jeunes femmes, qui sont pourtant de vieilles connaissances puisque qu’elles ont toutes trois passé tout ou partie de leur enfance dans la propriété campagnarde du Mesnil. L’Enfant des ténèbres prend en effet la suite de Dans la main du diable après une ellipse de vingt ans, l’action du roman commençant en 1933. Plus polyphonique que le précédent, le livre nous permet de suivre tour à tour un plus grand nombre de protagonistes, dont beaucoup nous sont déjà connus et dont les destins apparemment séparés sont en fait reliés par les fils arachnéens d’une intrigue qui tisse patiemment sa toile et révèle au fil des pages sa cohérence implacable. La complexité du récit et le suspense qui en découle ne le cèdent en rien aux meilleurs romans d’espionnage, ce que le livre est d’ailleurs en partie.

On prend plaisir à retrouver les personnages dont le destin restait en suspens à la fin de Dans la main du diable, en particulier Pierre et Gabrielle, que la guerre avait tragiquement séparés. On s’étonne de l’évolution qu’ont connue certains, telle Sassette, la petite souillon devenue grâce à sa découverte éblouie de la lecture une libraire et une éditrice avisée. D’autres, en retrait dans le premier roman, occupent désormais le devant de la scène : c’est le cas de Simon Lewenthal, directeur des industries Bertin-Galay et collectionneur passionné de peinture, et plus encore de Camille Galay, la petite Millie du livre précédent, devenue une jeune fille fantasque et mal sortie de l’adolescence. L’initiation politique et amoureuse qu’elle va connaître au cours du roman fera d’elle une adulte responsable, après l’avoir menée jusque dans les griffes de l’hydre nazie.

Car, si Dans la main du diable se déroulait essentiellement au Mesnil, L’Enfant des ténèbres nous conduit dans toute l’Europe, à Genève où agonise la SDN, à Berlin où triomphent Hitler et ses SS, à Vienne et à Budapest, sur lesquelles la pieuvre fasciste étend aussi ses tentacules. Des groupe antinazis en lutte aux premiers camps de concentration, en passant par les graves remous politiques qui secouent une France travaillée par les ligues d’extrême droite, le livre donne un tableau saisissant d’une période troublée et déjà grosse des atrocités futures, sur laquelle la guerre à venir jette déjà son éclairage tragique. « Nous sommes une nation qui n’a plus le choix, dit la jeune Grete à son père. Il est derrière nous, d’autres l’ont fait à notre place. Maintenant chacun dénonce le voisin qui n’a pas compris qu’il a été choisi. L’épicière qui n’affiche pas les tracts, la meneuse de revue qui se pince le nez quand l’officier pète devant elle, les étudiants qui reçoivent une délégation étrangère, le professeur qui l’a invitée, le libraire qui n’a pas brûlé les livres : tous arrêtés, leur méfait transformé en crime de haute trahison. Le voyou assomme le vieillard dans la rue et lui arrache son manteau, les passants rient de lui marcher sur le corps. Les voleurs exercent en toute impunité, leur brassard les autorise à enfoncer la porte des maisons, à piller et vider les commodes, à violer la fillette malade, ils pissent sur le pain et l’obligent à en manger.(…) Les juges font des stages militaires dans des détachements d’assaut, les avocats sont achetés par les assassins, les médecins ne soignent que les bien portants : ceux qui ont la maladie d’être juif, journaliste, franc-maçon, syndiqué, poète, gréviste, bolchevik, catholique, doivent crever vite, vomir leur maladie et la manger au bord du trottoir sous les huées des bien portants. (…) Dachau ouvre ses portes : bienvenue aux pestiférés… »

Mais le nazisme n’est que l’incarnation passagère du mal absolu qui assiège l’humanité depuis le début de son histoire, et auquel elle ne peut opposer que les armes fragiles du courage et de l’amour. C’est ce dont prend conscience Gabrielle, confrontée à un fantôme hideux du passé : « Elle enfouit son visage dans ses mains, un râle l’étranglait, de si loin monté à sa gorge, agonie de toute espérance, un épouvantement sans nom, davantage que de ces mots d’être, par ce revenant, ramenée au dialogue avec l’incarnation du mal invincible qui règne en tous territoires, et jusqu’à ceux de la mort, jusqu’au fond du tombeau étend son empire d’injure et de corruption, en tout offense l’humanité de son ignominie. » Cette dimension métaphysique est d’autant plus prégnante que l’auteur ne craint pas de recourir au mythe : ainsi Gabrielle est-elle souvent comparée à Orphée, pour être descendue aux enfers du front et en avoir arraché Pierre. Quant à l’aventure de Camille, elle est, de façon récurrente, identifiée au passage d’un pont, en référence au Nosferatu de Murnau, et à sa phrase célèbre : «  Passé le pont, les fantômes vinrent à notre rencontre. » Et c’est effectivement en affrontant ces fantômes qu’elle conquiert son identité.

Aussi prenant que le précédent, ce roman laisse espérer une suite qui permettrait au lecteur de retrouver les Bertin-Galay dans leur confrontation aux métamorphoses du vingtième siècle.

Sylvie Huguet 
(23/03/09)    



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Lectures










Editions Actes Sud

648 pages - 24 €









Anne-Marie Garat,
née en 1946 à Bordeaux,
a écrit de nombreux romans, essais, nouvelles, textes sur des photos
ou sur le cinéma.
Elle a obtenu plusieurs
prix littéraires dont
le Femina pour Aden.


Pour visiter son site :
anne-marie-garat.com




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