Cécile OUMHANI

Le café d'Yllka



Quand la guerre éclate, là-bas, dans les Balkans, Emina voit son enfance basculer. La mort rôde aux alentours de Sarajevo. Les longs moments d'attente chargés d'angoisse, enfermée dans les abris, le père parti au combat, la peur et le drame au quotidien, deviennent son ordinaire.
Pour l'adolescente, cette guerre qui divise et détruit est incompréhensible. Pourquoi Zoran, le copain d'école pour qui bat son cœur d'adolescente, serait-il brutalement devenu un ennemi ?

Heureusement, Yllka, la mère aimante veille et maintient un semblant de vie normale sur Emina et Aleija, son petit frère de six ans. Mais quand le danger se fera trop grand, que le quartier ressemblera à un champ de ruines, la mère devra se résoudre à fuir avec ses enfants pour se réfugier chez Jasmina, la sœur du père.
Au cœur de la grande ville l'enfer continue et quand Ismeta, l’insouciante et joyeuse cousine, est fauchée en pleine rue par les tirs ennemis, l'étau se resserre.
« Un rapace qui guette sa proie... Des années après, je pense à l’œil inconnu qui a patiemment cherché dans la lunette du fusil. Il brille dans l'ouverture d'une cagoule noire. Le tireur a mis en joue, appuyé une fois sur la gâchette. Puis il a dû poser son arme quand il l’a vue s'effondrer sur l'asphalte. Il a peut-être bu une gorgée à sa bouteille de bière, s'est essuyé la bouche avant de la reposer sur le muret à côté de lui. Ou est-ce que les snipers attendent le soir pour boire ? […] Ismeta est tombée sans un murmure. S'est-elle rendu compte ? A-t-elle vu ses bras s'ouvrir ? Deux pétales qui franchissaient l'éternité. »

Emina sait que désormais plus rien, jamais, ne sera pareil.
Yllka prend alors la difficile décision, pour leur donner une petite chance d'échapper au massacre, de confier ses enfants à sa belle-sœur dans sa fuite à Slavonski Brod, la ville frontière, « la rive des possibles ». Un déchirement inguérissable pour Emina.
« Plus de deux cents kilomètres. […] Peut-on mesurer la peur comme on le fait pour une distance ? Et les distances résistent-elles à la peur ? Ce jour-là s'est engouffré dans ma poitrine un vide sans fond, sans fin... »

Leur périple dans les décombres, à la merci des contrôles militaires et des bombardements les mènera à la gare pour Zagreb.
« La guerre n'a pas fini de les traquer et les hommes de tirer leurs obus. Elle fait rage tout près d'eux, même si le roulement du train les isole de son fracas, sans qu'Emina ait à se boucher les oreilles pour essayer de l'oublier. Elle pense à sa mère, à son père, à tous ceux qui sont restés. Pourquoi faut-il que ceux que l'on aime restent ? »
Les deux enfants seront ensuite envoyés en Allemagne chez des cousins éloignés, pour un exil de plusieurs années, confrontés pour toujours à l'absence et au silence d'Yllka. Vivante encore ?

Adulte enfin, elle quitte le pays de l’exil pour se rendre à Tetovo, terre d’origine d’Yllka, là où demeure encore son oncle Feti. Elle part à la recherche d'elle-même et des siens, morts ou vivants, avec cette douleur au ventre, ces larmes sur sa joue, ce désir plus fort que la mort de retrouver au fil des rues, à travers l'odeur du café, le souvenir des gestes maternels gravés dans sa mémoire.
« Elle entrevoit un pan de sa robe lilas. Une vision qui s'attarde dans un jardin mouillé... Parce qu'au-delà de sa mémoire, Yllka fait peut-être encore le café du matin dans une cuisine quelque part à la surface de cette terre. »

Elle relit le journal intime qu'elle tenait avant et pendant la guerre comme une Anne Frank d'un autre temps, victime d'une autre guerre, ce carnet où elle consignait plus ses sentiments que les événements eux-mêmes, pour tenter par cette quête humaine sur les chemins du temps de renouer le fil rompu de son passé. Mais comment faire son deuil quand confronté à l'incertitude, la relation à l'autre semble pour toujours en suspens ?
« Je jalouse tout ce qui ressemble à une tombe, un lieu où l'on sait, un lieu qui porte un nom. Je ne demande rien qu'un petit carré de terre avec un nom, où l'on me dirait que c'est là qu'elle se trouve. »

Les traces de la guerre jamais ne s'effacent, ni pour ces hommes revenus des combats, ni pour leurs enfants ou leurs épouses.
« Ils ne savent pas ce que c'est que de vivre avec un homme qui a connu la guerre. Un homme revenu de ce qu'on n'a pas vu. Un homme surgi d'un gouffre qu'on tente en vain de combler. Un gouffre que frôle chaque pas que l'on fait. Un sentier qui s'éboule, quoi qu'on fasse. Non ils ne savent pas ce qui s'effrite sous ses pas qui doivent quand même continuer de se poser. Lui... Revenu de ce qu'elle ne sait pas, de ce qu'elle ne saura jamais. »
La guerre, Emina l'a vécue, elle a laissé en elle des cicatrices indélébiles, lui a volé son enfance, sa mère, sa famille, son pays. Comment pardonner ?

Cecile Oumhani, poétesse, nouvelliste, romancière, se lance, à partir d'une silhouette, d'un regard croisé dans un aéroport, dans le récit des blessures infligées par l'Histoire plus que dans celui de la guerre même. Dans ces décors de décombres, au cœur de cette violence latente ou éclatante, émergent par instant des odeurs, des couleurs, essence pour cette méditerranéenne de la vie même.
Ce texte poétique, bouleversant, nimbé de tendresse alterne descriptions lyriques, confidences d'enfant, passages hachurés, avec une oscillation semblable aux battements d'un cœur qui rêve ou s'affole. Loin d'un réalisme brutal, c'est avec des images, des silences, une atmosphère à la limite de l'irréel et du fantastique que Cécile Oumhani arrive à restituer symétriquement, avec délicatesse et pudeur, les horreurs de la guerre et les luttes intérieures de sa jeune héroïne à la recherche de son identité.

Après Plus loin que la nuit qui avait conduit son héroïne à Helsinki, l'auteur s'éloigne encore une fois de cette Tunisie qu'elle connaît si bien pour transposer sur un autre territoire, les Balkans, l'histoire et la douleur d'une femme, semblable à tant d'autres, victime d'une guerre certes précise mais qui les symboliserait toutes.
Ce que nous livre alors magnifiquement l'auteur c'est un petit bout de cette humanité qui au-delà des frontières et des continents ferait écho en nous. Superbe et émouvant.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/06/08)    



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Editions Elyzad

128 pages - 13,90 €






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Cécile Oumhani




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